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l’attitude et les propos d’un homme tranquille et sensé; avec cela et un peu de temps on se ressouviendra de vos talens : vos anciens amis pourront se rapprocher de vous, vos ennemis vous oublieront et votre maître retrouvera un sujet digne de le servir et des grâces dont il l’a comblé. J’ai, comme vous et plus que vous, essuyé des revers ; j’ai senti que, dans le tourbillon général, un particulier peut être sacrifié ; je n’ai jamais imaginé que cela emportât le souverain malheur, qui serait le mécontentement fondé de Sa Majesté. J’ai toujours eu confiance dans sa justice et dans sa bonté, et j’ai le bonheur d’en éprouver aujourd’hui les effets... Quand on a le cœur droit, l’âme un peu courageuse, mais point féroce ni violente, on peut espérer de l’emporter sur la haine et sur l’envie de tout l’univers. »

D’Éon remercia avec effusion du bon conseil, mais ne fit absolument aucune réponse à la réclamation qui y était jointe. Au contraire, et comme s’il eut voulu faire entendre que c’était lui qui aurait, le cas échéant, une réclamation à faire, il saisit l’occasion de rappeler l’offre que le comte lui avait faite dans le cours de la négociation de garantir, en cas d’événemens, sur son propre bien le paiement de la pension stipulée : « J’espère, dit-il, que vous aurez la bonté de me l’assurer contre les événemens ainsi que vous me l’avez promis. » Après quoi, comme supplément d’hypothèque, il fit un paquet soigneusement cacheté de tous les papiers qu’il gardait encore, et le remit à un des principaux membres de l’opposition anglaise, M. Cotes, avec qui il était en relation intime et qui ne cessait, dit-il, de l’engager à se faire Anglais et citoyen, et à quitter la France, cette patrie où personne n’est jamais sûr de coucher dans son lit.

Le comte sentit l’insolence, mais n’osa pas se plaindre. Quel moyen aurait-il eu d’insister? D’ailleurs, après trois ans écoulés dans des tracasseries répugnantes, qui l’avaient fait vivre d’humiliations et d’alarmes, il avait hâte de respirer au moins quelques jours et de se plonger dans des vues de politique générale, où il trouvait un emploi de son activité, sinon plus utile, au moins plus attrayant. Quant au chevalier, il avait trop joui du plaisir d’occuper de lui toutes les voix de la presse anglaise et toutes les chancelleries d’Europe pour se résigner longtemps à l’obscurité. L’histoire ne prend congé de lui que pour le retrouver plus tard engagé dans de nouvelles intrigues moins compromettantes pour la paix du monde, mais non moins singulières ni moins divertissantes. Mais elle ne retrouvera plus M. de Guerchy, qui se démit de son poste dès le commencement de 1767, par raison de santé, et, à peine rentré en France, y mourut des suites, disent les mémoires contemporains, des tracas qu’il avait éprouvés dans sa malencontreuse ambassade.


DUC DE BROGLIE.