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l’air de nous honorer ; mais je ne vois pas le mal que cela pourrait faire ? » Et, quelques jours après, Tercier lui écrivant que les choses en étaient toujours au même point : « Je vois bien, ajoutait-il, l’enchaînement de tout ce qui se fait en conséquence de ce projet ; je suis sûr que le roi le voit encore mieux que moi ; il lui plaît de le souffrir, et, comme je vous l’ai déjà mandé, je le soupçonne fort de s’en divertir. » Et finalement il refusait cette fois à peu près complètement de donner aucun conseil.

Je ne sais si ce fut ce ton peu respectueux et qui laissait entrevoir la résolution de casser les vitres qui fit effet sur le roi, ou si ce fut Sartine lui-même qui, compromis dans l’issue de la première enquête, ne voulut à aucun prix en laisser ouvrir une seconde ; toujours est-il que ce magistrat parla au duc de Praslin avec une force inattendue, qui fit reculer le ministre. Il représenta que la Dufour était une femme de mauvaise vie (une salope et une malheureuse) au témoignage de laquelle on ne pouvait prêter aucune confiance, — qu’après tout, ce qu’elle disait n’apprenait rien à personne, puisque le maréchal de Broglie lui-même avait averti le gouvernement des efforts que d’Éon faisait pour l’engager dans ses intrigues, et que, pour mettre en cause sur de tels indices des gens aussi considérables que MM. de Broglie, il lui faudrait un ordre écrit du roi qui mît à couvert sa responsabilité. Praslin, n’étant pas sûr d’obtenir un ordre de cette nature, jugea plus prudent de ne pas le demander, et tout se borna à des interrogatoires nouveaux, dans lesquels Hugonnet affirma (ce qui était probablement très vrai) qu’il n’avait jamais vu la Dufour, et celle-ci à son tour ne put rien ajouter au vague de ses premières assertions. « Ils ont pleuré, dit Tercier, et se sont dit des injures. » Après quoi Praslin, haussant les épaules, se borna à dire : « Je ne suis pas dupe de tout cela, mais au fond cela ne m’embarrasse guère ; ce n’est pas d’Éon qui perdra l’état. »

Il est probable que c’est dans un moment de découragement de cette nature que le ministre se prêta à laisser faire au roi la dernière concession qu’exigeait l’audacieux chevalier. Guerchy ne voulant plus retourner en Angleterre, on lui nomma non pas un successeur, mais un remplaçant provisoire avec ce même titre de ministre plénipotentiaire qui avait été l’origine de toute la querelle, mais qui était cette fois nécessaire, puisque l’intérim menaçait de se prolonger assez longtemps ; et on fit choix, non pas du comte de Broglie, comme d’Éon l’avait demandé, mais de quelqu’un qui lui ressemblait fort et qui était bien connu pour avoir vécu dans son intimité et partagé sa disgrâce. Ce n’était autre qu’un sieur Durand, résident de Varsovie pendant que le comte de Broglie était ambassadeur, et que Choiseul avait relevé de ce poste, précisément parce qu’il le soupçonnait de s’entendre avec son ancien chef.