sur l’état d’esprit ou il l’avait laissé, tout concourut à pénétrer le comte d’un effroi patriotique. Il ne s’agissait plus seulement, en effet, d’une intrigue de cour dont la révélation pouvait mettre le roi pour un jour dans l’embarras, et condamner pour la vie ses confidens à la disgrâce. C’était cette fois un secret d’état qui, tombé dans des mains perfides, pouvait rallumer entre deux grands peuples et au détriment de la France abattue une guerre sanglante. Que dirait le cabinet, que dirait la nation britannique tout entière, — déjà irritée que ses ministres n’eussent pas fait à sa rivale vaincue des conditions plus rudes, — quand elle apprendrait que le roi de France, le roi lui-même, au lendemain d’un traité garanti par sa parole de gentilhomme et scellé de son sceau royal, préparait déjà par l’intermédiaire d’espions obscurs l’invasion du territoire anglais? L’explosion de l’indignation populaire pouvait remettre l’Europe en feu. J’imagine qu’en voyant se dérouler devant ses regards cette redoutable perspective, le comte fit d’amères réflexions sur l’extrémité où pouvait être entraîné sans le savoir l’esprit le plus généreux, animé des intentions les plus honnêtes, par la moindre déviation de la voie droite. Pour avoir accepté un jour, dans le dessein qu’il croyait le plus conforme à l’honneur et à l’intérêt de la France, une commission qu’il ne pouvait avouer tout haut, il était arrivé après douze ans d’efforts à mettre lui-même le salut de l’état, la dignité du roi et la paix du monde à la discrétion d’un spadassin en démence.
Mais le repentir était vain, et il n’y avait pas un instant à perdre. Avant tout il fallait, suivant le comte, arrêter les poursuites imprudentes de M. de Guerchy et de M. de Praslin, qui, en poussant le chevalier à bout, pouvaient le porter à quelque mauvais parti. En le menaçant incessamment du courroux du roi, ou en le taxant, à tout propos, de fou à lier, qu’il fallait mettre à Bedlam, M. de Guerchy ne faisait autre chose que le confirmer dans la conviction, où il était déjà, que sa personne ne serait pas en sûreté s’il remettait le pied sur le territoire français et qu’on le jetterait dans un cul de basse-fosse pour le reste de ses jours.
« Il est incontestable, disait le comte de Broglie, que le sieur d’Éon est réduit au désespoir, que, sans les bontés de Votre Majesté, il ne peut s’attendre en France qu’à un sort très malheureux, et qu’il a en main un moyen sûr de faire une grande fortune en Angleterre... Si, par vengeance des mauvais traitemens qu’il éprouve, par nécessité, pour se procurer de quoi vivre, il rendait public l’ordre de Votre Majesté qu’il a entre les mains, si seulement il le communiquait au ministère anglais, quel malheur n’en pourrait-il pas résulter? Ne serait-il pas à craindre que la sacrée personne de Votre Majesté ne fût compromise et qu’une déclaration