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Guerchy (tant était grand encore le prestige d’un ordre du roi) ait commis l’indiscrétion séduisante qu’il était si naturel de prévoir. S’il laissa d’ailleurs transpirer quelque chose du secret royal, ni Praslin, ni Choiseul n’en purent tirer profit. Que d’Éon eût avec le roi quelques relations directes, à leur insu, c’était un fait intéressant à savoir; mais, après tout, cela ne leur apprenait pas grand’chose. Les habitudes du roi étaient connues, et le soupçon d’une correspondance secrète si accrédité, qu’on ne gagnait guère à le changer en certitude. Ce qu’il eût fallu découvrir, c’était la nature et l’objet de ces communications clandestines, c’étaient surtout l’étendue des relations de d’Éon, ses tenans et aboutissans, ses intermédiaires à la cour, ses rapports avec les ennemis politiques du duc de Choiseul. Or, de tout cela, Guerchy ne put rien apprendre à ses amis, par la raison toute simple qu’il ne put mettre la main sur aucun des papiers qu’avait enlevés d’Éon, pas plus les officiels que les secrets.

L’honnête Guerchy en effet, homme de bien, parfaitement incapable des absurdes et affreux desseins qui lui étaient prêtés, ne fit pas plus dans cette négociation que dans aucune autre, preuve de grande habileté diplomatique. Il employa tour à tour et vainement, un mois durant, la douceur et la menace pour contraindre ou fléchir son subordonné rebelle. Tantôt il agissait avec éclat comme ambassadeur au nom du ministre et de l’ordre exprès du roi, tantôt, tout bas, comme confident du secret et chargé de le soustraire à tous les regards. En cette qualité, il dépêchait à d’Éon un de ses secrétaires privés, un M. Monin, agent secret aussi du roi, en son temps, qui avait connu d’Éon en Russie, et avait même servi avec lui sous les ordres du chevalier Douglas. D’autres fois, ne sachant à quel saint se vouer, il s’adressait au duc de Choiseul pour le supplier d’écrire lui-même au chevalier une lettre câline et flatteuse dans laquelle il lui aurait mandé qu’il l’attendait à Versailles, afin de l’entendre en présence du roi, sur les griefs qu’il prétendait avoir, et il lui recommandait même, pour ne pas exaspérer ce fou déchaîné, de lui laisser sur la suscription de la lettre le titre de ministre plénipotentiaire. « Vous allez peut-être me croire fou, ajoutait-il, de vous proposer un moyen si peu convenable à votre caractère, mais je n’en vois pas d’autre à présent. »

D’Éon fut insaisissable, variant lui-même sa manière d’être et de parler, suivant celle qu’on employait à son égard; tantôt donnant quelque espérance par un air de confiance et d’épanchement, tantôt posant des conditions extravagantes comme celle de le laisser à Londres à côté de l’ambassadeur, avec son titre de ministre et un traitement presque égal; d’autres fois, plus ferme, plus résistant que jamais, et armé jusqu’aux dents lui, ses gens, son cousin du