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ses documens secrets. Son domestique avait mandé, sans le prévenir, un serrurier pour raccommoder la porte de sa chambre qui fermait mal; c’était le serrurier de l’ambassade, chose assez naturelle, puisque les gens de d’Éon y avaient, comme lui, demeuré longtemps. D’Éon ne perdit pas de vue l’ouvrier et s’imagina tout de bon lui voir prendre, sur de la cire, l’empreinte de ses serrures. Bref, convaincu, ou voulant l’être, qu’il était l’objet d’une persécution qui avait pour but d’arriver à son secret, même au prix de sa vie, s’il était nécessaire, il prit le parti de déménager secrètement, la nuit suivante, et il alla chercher refuge, avec tous ses effets, chez M. de La Rozière, qui était son parent, et qui ne le vit pas, j’imagine, arriver sans quelque effroi.

Il fit part à La Rozière du danger qui, suivant lui, menaçait le secret royal et le pria de rapporter en France, en lieu sûr, les papiers qui pouvaient en assurer la découverte. La Rozière, soit qu’il se sentît compromis lui-même, soit que ne comprenant rien à l’imbroglio étrange qui se préparait il eût hâte d’y échapper, ne se le fit pas dire à deux fois et se mit en route sans délai. Mais d’Éon, en lui remettant quelques-unes des notes compromettantes, eut soin de garder par devers lui, en même temps que les correspondances officielles qu’il avait tenues ou reçues à l’ambassade pendant son intérim, le billet du roi qui le chargeait de la mission secrète, et l’instruction détaillée que le comte de Broglie lui avait remise et qui contenait tout le plan de son opération confidentielle.

Muni de ces deux armes de résistance, il fit savoir au comte de Guerchy qu’il était hors de sa puissance, restait à Londres malgré ses ordres, qu’il ne remettrait pas ses lettres de rappel au roi d’Angleterre et ne voulait rien avoir à démêler avec l’ambassade; et il poussait même la malice jusqu’à refuser de lui rendre des comptes sur les sommes qu’il avait touchées en son nom chez le banquier de l’ambassade. En même temps, il fit parvenir à Tercier une note détaillée sur le complot dont il prétendait avoir été la victime : « Dites au comte de Broglie, ajoutait-il, que j’ai combattu comme un dragon pour le roi, pour son secret et pour lui-même. »

La surprise de Guerchy fut extrême, et il en fit part à sa cour dans des termes assez émus. D’Éon ayant en sa possession des papiers de l’ambassade, ou pouvait craindre qu’il ne révélât sur les incidens des négociations qui avaient précédé ou suivi la paix des détails dont la publicité serait désagréable. Ordre fut donc envoyé à Guerchy de tout mettre en œuvre pour reprendre les dépêches soustraites et s’emparer de leur ravisseur.

Mais l’émotion de l’ambassadeur et des ministres ne fut rien auprès de celle du roi, qui avait bien autre chose encore à cacher et qui se vit tout d’un coup livré à la discrétion d’un écervelé,