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La bonne humeur habituelle de d’Éon lui ayant fait beaucoup d’amis à Londres, dès que sa disgrâce, dont on ignorait le motif, mais dont on constatait les effets sur son intelligence, fut connue, les marques de sympathie lui vinrent de toutes parts. La reine d’Angleterre, qui goûtait fort sa conversation et le voyait quelquefois en petit comité, dit tout haut qu’elle était bien fâchée de ce qui arrivait à son favori. D’ailleurs, la comparaison qu’on put faire, soit dans le monde, soit dans l’intérieur de l’ambassade, entre le jeune ministre et le grand personnage qui le remplaçait, n’était pas à l’avantage du nouveau venu. D’Éon avait la réplique prompte et vive et n’était jamais pris au dépourvu; l’ambassadeur au contraire resta court dans la première audience qu’il reçut de la reine, au milieu du compliment qu’il avait préparé pour elle. « Je ne sais pour quelle raison, écrivait-il lui-même à Louis XV le lendemain, car, chez le roi, je n’avais eu aucune peur. » Il est vrai qu’il se consolait en rappelant les paroles obligeantes que le roi d’Angleterre lui avait dites pour son personnel, ainsi que pour celui du duc de Choiseul, voulant dire apparemment pour sa personne et celle du ministre. Ce n’était pas là, non plus, la manière d’écrire du chevalier.

Tout fier de ces contrastes, qu’on remarquait tout haut autour de lui, d’Éon acheva de perdre entièrement l’esprit. Il conçut sérieusement la pensée, appuyé d’une part sur la protection des lois et de la société anglaises, de l’autre sur le secret moyen d’action dont il était armé, de faire capituler le roi de France et de rester à Londres son agent malgré lui.

Voici donc ce qu’il imagina ou ce qu’il se figura, car son cerveau, malade d’orgueil et de colère, était capable de toutes les visions, aussi bien que son audace de toutes les impostures. Il dînait encore à l’ambassade avec la comtesse de Guerchy et sa fille, le 28 octobre, quelques jours avant celui qui avait été fixé pour son audience de congé. Après le repas, il se sentit, a-t-il raconté plus tard, pris d’étourdissemens, puis d’un sommeil de plomb qui lui permit à peine de se traîner jusque chez lui. Là, d’assez vives douleurs d’estomac le réveillèrent, et il crut remarquer tous les symptômes d’un empoisonnement par l’opium. Il se persuada, ou se mit en tête de persuader à d’autres qu’on avait versé dans son vin une liqueur assoupissante pour le faire tomber en léthargie et se débarrasser de sa personne en se saisissant de ses papiers. Une visite que l’ambassadeur vint lui faire, le sachant malade, pour s’informer de ses nouvelles, aurait dû détourner cet absurde soupçon. Il y vit ou voulut voir un indice de plus; M. de Guerchy ayant fait plusieurs remarques sur les dispositions de son appartement de garçon qu’il ne connaissait pas, ce fut, à ses yeux, une inquisition en règle destinée à tirer de lui, par surprise, l’indication de l’endroit où il cachait