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à ses papiers; il fait venir Tercier, qui le trouve pâle et agité, et lui fait part de ses craintes en le priant d’avertir d’Éon de l’orage qui va fondre sur lui. Une lettre de Tercier du 10 juin 1763 fait à d’Éon le récit de cette fâcheuse aventure, et le texte même de cette lettre est mis sous nos yeux.

Par malheur, pas un mot de ce récit mignon ne peut être tenu pour véritable. Je n’insisterai pas, pour en montrer la fausseté, sur ce détail, pourtant digne de considération, que dans l’année 1763 Mme de Pompadour, sur le retour et déjà malade (elle mourut l’hiver suivant), n’avait plus que les honneurs et l’apparence du poste respectable qu’elle occupait. Mais on m’accordera que, si le secret était tombé entre les mains de Mme de Pompadour, et que Tercier en eût été averti, le premier qu’il eût mis en garde était le comte de Broglie. Or il n’y a pas, dans la correspondance du comte avec son agent principal, la moindre trace d’un incident de cette importance, mentionné même par voie de l’allusion la plus indirecte. Il faut donc tenir pour absolument apocryphes et le conte lui-même et la lettre de Tercier qui en fait mention.

Là ne se bornent pas encore les mensonges de la narration de d’Éon. Il continue de plus belle. Il suppose que le roi, pressé par Praslin de lui envoyer un ordre de rappel, y consentit en apparence, mais lui fit dire sous main, par une lettre à lui adressée (et dont il donne encore le texte), de bien remarquer que l’ordre était signé avec la griffe et non pas avec la main royale, et qu’il l’engageait à n’en pas tenir compte et à se retirer de l’ambassade en emportant ses papiers, et en reprenant le costume féminin qu’il avait porté en Russie... Ce que nous avons dit plus haut de ce prétendu travestissement fait justice de cette nouvelle imposture, que nous n’avons pas même besoin de discuter.

En sacrifiant tous ces détails menteurs, nous n’ôterons rien, on va le voir, à l’intérêt de cette étrange aventure. La réalité est souvent tout aussi piquante et toujours plus instructive que les fictions. D’Éon, à plusieurs reprises, dans son récit, se récrie sur les faiblesses royales, dont il fait un tableau de fantaisie; s’il avait connu toute la réalité, ses exclamations plus fondées n’eussent pas porté moins juste. Dans la vérité des faits, le roi ne fit aucune difficulté (et il lui était malaisé d’en faire) de consentir au rappel trop bien motivé du chevalier d’Éon. Il se borna à écrire immédiatement à Tercier, pour le prier de veiller à ce que deviendrait le secret entre les mains de son confident disgracié. « D’Éon, disait-il, a écrit plusieurs lettres fort singulières : c’est apparemment son caractère de ministre plénipotentiaire qui lui a tourné la tête. M. de Praslin m’a proposé de le faire venir ici pour juger ce qui en est. Prenez garde à tout ce