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de la France, et l’on sait que des stratégistes de grand renom, comme l’empereur Napoléon Ier par exemple, ne l’ont jamais trouvé absolument chimérique. Si le comte de Broglie eût été ministre, il n’y aurait donc pas eu lieu de s’étonner qu’il proposât au roi de mettre ce grand dessein sérieusement à l’étude, à la condition de s’y prendre pourtant avec assez de prudence et de discrétion pour n’être pas soupçonné de vouloir rompre dès le lendemain un traité de paix qui portait la signature à peine séchée de la main royale. Mais il était plus étrange qu’une pareille pensée vînt en tête à un simple particulier, encore en disgrâce et même en exil. Ce fut pourtant l’audacieux projet que conçut le comte de Broglie du fond de la province de Normandie où il était relégué avec son frère, et ce qui est plus singulier encore, c’est que le roi y donna les mains sans hésiter par un billet du 7 avril 1763, ainsi conçu : « Monsieur le comte de Broglie, mon intention est de faire prendre sur les côtes d’Angleterre et dans l’intérieur de ce royaume des connaissances locales qui puissent faciliter l’exécution des projets que les circonstances pourraient engager à former dans un jour bien éloigné, j’espère. J’approuve l’idée que vous avez communiquée au sieur Tercier, »

Le comte se mit alors à l’œuvre avec le mélange d’habileté pratique et d’ardeur irréfléchie qui était le fond de son caractère. Ne pouvant rien faire lui-même du fond de la retraite et du mystère où il était condamné, il lui fallait mettre la main sur deux ordres d’instrumens : d’abord un homme du métier, pourvu de toutes les connaissances techniques indispensables pour relever la configuration des côtes, dresser les plans, rassembler en un mot l’immense provision de renseignemens matériels nécessaires au projet d’une si grande expédition; puis un agent politique pour suivre et diriger cette nouvelle branche de la correspondance secrète.

Le premier choix fut excellent : le comte proposa au roi d’employer un jeune ingénieur, le marquis de La Rozière, qui, à l’âge de dix-neuf ans, avait accompagné aux Indes orientales le célèbre abbé de la Caille, quand ce savant mathématicien reçut du gouvernement la mission d’aller sur les côtes méridionales d’Afrique et de relever la carte des îles de France et de Bourbon. De retour en France, La Rozière était rentré dans l’armée, où il n’avait pas cessé de servir sous les ordres de quelqu’un des membres de la famille de Broglie ; à Rosbach, il était aide de camp d’un des frères du maréchal et vit tomber ce brave jeune homme à ses côtés; à Bergen, il était envoyé en éclaireur avec quatre cents dragons pour reconnaître l’avant-garde de l’armée ennemie. Il entra le premier dans Cassel, quand le maréchal prit cette place d’assaut, et y resta un des derniers, quand le comte de Broglie dut la défendre pendant tout un hiver. Sa réputation