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conteste pas à M. Sully-Prudhomme le droit de nous révéler en vers les théories les plus récentes de la science positive et même ses hypothèses les plus contestables; mais il y fallait plus de variété, plus de liberté, plus de mouvement, une forme plus sensible et plus concrète : il fallait mettre ces doctrines en tableaux au lieu de nous les offrir en raisonnemens. Sur une pareille matière, il fallait répandre à flots la lumière, la couleur, la vie. Cela était possible avec les ressources abondantes que lui offrait l’humanité telle que l’imaginent les naturalistes de cette école, l’histoire avant l’histoire. Avec son imagination savante, quels riches tableaux il aurait pu tracer ! J’imagine un poète darwiniste, nous décrivant, nous peignant la nature dans ses évolutions successives, la terre dans ses grandes époques, les types successifs montant lentement l’échelle des êtres, les dures lois de la sélection naturelle travaillant à l’ordre futur par l’immolation des faibles, l’humanité se dégageant peu à peu des étreintes de la vie animale, la tribu groupant les familles, la cité organisant les lois, l’humanité prenant conscience d’elle-même dans sa lutte avec les espèces animales qu’elle dompte et avec les forces de la nature qu’elle asservit, la civilisation chassant la barbarie, mais subissant des retours terribles de cette barbarie, comme par une sorte de loi d’atavisme qui réveille, nous dit-on, de temps en temps dans l’homme les instincts féroces des aïeux inconnus. Il y aurait eu là de larges horizons à nous ouvrir, de ce côté de l’humanité passée qui prête tant à l’imagination, et certes de pareils sujets étaient dignes de tenter un poète tel que M. Sully-Prudhomme. Il a été trop exigeant envers lui-même, en se refusant ces vives et larges peintures ; il n’a pris que le côté abstrait de son sujet. Je crois qu’il a demandé trop à son art et qu’il en a dépassé les limites. L’expérience de ce poème n’est pas concluante. Je persiste pourtant à croire que le poème scientifique est possible et qu’il se fera. M. Sully-Prudhomme a eu raison de croire que le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et que l’on peut lui confier, outre tous les sentimens, presque toutes les idées. Mais il n’a pas réussi suffisamment à faire vivre son sujet ; l’abstraction l’a attiré dans ses abîmes; il en a eu le vertige. Malgré tout, il y a dans cette tentative même une audace et une force qui honorent singulièrement le poète, et s’il s’est trompé, croyons bien qu’on ne se trompe ainsi qu’avec de nobles ambitions et un grand talent.


E. CARO.