dans cet être unique et commun. Cependant cette solution elle-même n’est qu’une solution approximative, purement subjective, appropriée aux conditions de notre intelligence. Au fond, nous ne pouvons rien connaître en dehors des catégories de l’entendement humain. Quand nous parlons de cause, de substance et de fin, nous employons des notions et des principes qui ne sont applicables « qu’aux objets dont l’essence est assimilable à l’essence humaine. » Or nous ignorons si en dehors de l’homme il y a d’autres êtres semblables à lui, pensant d’après les mêmes lois, ou des réalités soumises aux conditions qu’il est forcé de concevoir. Nous ne savons donc pas si ce que nous disons des substances et des causes a un sens en dehors de nous. Logiquement, nous ne devrions même pas poser de pareilles questions aux choses, et voici le panthéisme de tout à l’heure qui se résout dans un criticisme universel. Ni l’expérience externe ni l’expérience interne, nos seules lumières, ne sont en état de résoudre le problème de la substance; il leur est donc impossible d’en attester la division et la pluralité. D’autre part, comment concilier l’individualité de la conscience avec l’universalité de la substance ? Sachons ne pas savoir, c’est la vraie démarche philosophique et la conclusion de cette ingénieuse dissertation où Spinosa ne semble triompher d’abord que pour succomber à la fin sous la critique de Kant. — « Sachons ne pas savoir, » je note le mot, il est caractéristique; il trahit une disposition philosophique qui a sa raison d’être, puisqu’elle est celle de beaucoup d’esprits distingués en ce temps; mais ce n’est pas assurément une disposition poétique. La poésie doit croire à quelque chose, ou bien, si elle doute, il faut que ce soit sous la forme de la passion, non sous la forme d’un dilemme. Le doute d’Alfred de Musset est poétique parce qu’il peut s’exprimer ainsi : « Je voudrais croire et je ne puis; » mais nous sommes en défiance des effets poétiques de cet état d’esprit où le poète se dit à lui-même : « Sachons ignorer. » J’admire cette résignation et cette prudence philosophiques; c’est peut-être le dernier résultat de l’analyse et de la logique, ce n’est pas là matière à poésie. Je jette en passant cette réflexion, que nous aurons plus tard l’occasion de reprendre et d’appliquer dans l’examen du poème de la Justice. Elle nous éclaire d’avance sur le caractère de l’auteur et nous révèle le vice secret de l’œuvre.
Le petit livre des Destins, publié il y a six ans, sort déjà du cadre ordinaire des poésies de M. Sully-Prudhomme. L’importance du sujet et l’étendue des développemens donnés à la pensée philosophique méritent que la critique s’y arrête pour le signaler. Ce n’est rien moins que la question du mal hardiment posée, hardiment débattue et jugée. Les deux Principes se disputent la Terre qui