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XVIIIe siècle n’eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les Trois règnes. » Dans l’ardeur de curiosité et d’invention poétique qui entraînait André Chénier vers ces nouveaux sujets, il avait tout prévu, même les inévitables objections qu’on ne manquerait pas de tirer de l’impuissance prétendue de la langue française à faire parler en vers Newton ou Buffon.

O langue des Français ! Est-il vrai que ton sort
Est de ramper toujours, et que toi seule as tort?
Ou si d’un faible esprit l’indolente paresse
Veut rejeter sur toi sa honte et sa faiblesse?..


Il n’est si mauvais poète ou sot traducteur qui ne vous avertisse dans sa préface que, s’il y a des défauts dans son œuvre, ce n’est pas sa faute, c’est celle de l’instrument qu’il emploie :

Si son vers est gêné, sans feu, sans harmonie,
Il n’en est point coupable : il n’est point sans génie;
Il a tous les talens qui font les grands succès;
Mais enfin, malgré lui, ce langage français,
Si faible en ses couleurs, si froid et si timide,
L’a contraint d’être lourd, gauche, plat, insipide !


Excuse menteuse des mauvais écrivains! Est-ce à Montesquieu, est-ce à Buffon que cet instrument résiste? Chez les grands écrivains n’a-t-il pas tous les tons, ne s’adapte-t-il pas à tous les sujets avec une merveilleuse aisance?

……….. Ne sait-il pas, se reposant sur eux,
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux.
Creusant dans les détours de ces âmes profondes,
S’y teindre, s’y tremper de leurs couleurs fécondes?


Le mauvais écrivain ne voit les choses que par à peu près et d’une manière vague : il n’est pas étonnant que la langue se refuse à ses demi-pensées.

Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine.
Ignore un tel supplice : il pense, il imagine;
Un langage imprévu, dans son âme produit.
Naît avec sa pensée, et l’embrasse et la suit.
Les images, les mots que le génie inspire,
Où l’univers entier vit, se meut et respire.
Source vaste et sublime et qu’on ne peut tarir,
En foule en son cerveau se hâtent de courir.
D’eux-mêmes ils vont chercher un nœud qui les rassemble,
Tout s’allie et se forme, et tout va naître ensemble[1].


Et toujours le cri héroïque qui revient à travers ces éloquentes

  1. L’Invention, poème.