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boulevard, mais où l’auteur a tenté de saisir dans ses détails les plus menus la vie parisienne et mondaine de l’époque actuelle. Je ne sais si M. Bourget, qui est un vrai poète et un poète d’un talent très fin, ne s’abuse pas sur la portée de cette tentative. J’ai grand’peur que son « phénix » ne soit tout bonnement une éphémère. Les écrivains qui veulent que la poésie s’imprègne de ce qu’ils appellent la modernité oublient que l’essence même de l’art est de survivre aux caprices du moment et aux influences passagères de la mode. Un poème réellement viable doit avant tout être humain. S’il s’attache à posséder des qualités purement extérieures, s’il s’accommode uniquement au goût du jour, il paraîtra vieillot et démodé dans vingt ans. La modernité d’aujourd’hui sera le rococo de demain. Un poème conçu dans un pareil esprit ne pourra plus servir qu’à renseigner les curieux des générations futures sur la façon dont s’habillaient, causaient et s’amusaient les Parisiens de 1878. Est-ce donc-là l’unique ambition du poète ? Non ; la véritable œuvre d’art est celle qui ne date pas, qui est de toutes les époques et qui peut charmer une longue suite de générations. La preuve de cette vérité, c’est que les meilleures parties du poème d’Édel sont celles qui portent le moins l’estampille de la vie moderne, celles où il est question d’amour, c’est-à-dire d’une chose qui, Dieu merci, est de tous les temps. On ne saurait trop louer par exemple le charme du morceau qui commence par ce vers :


« Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme, »


ou bien cette mélancolique et délicieuse élégie de la promenade au bois de Boulogne. — Mais ces fragmens d’un sentiment très juste et très délicat n’ont rien à voir avec la modernité ; leur valeur, très indépendante des questions de temps, de lieux et de costumes, devrait convaincre M. Paul Bourget que la poésie n’a rien à gagner à être le fidèle miroir d’habitudes et de façons de vivre qui seront oubliées demain.


Le directeur-gérant, C. Buloz.