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LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.

mieux marquer la leçon de morale qui s’en dégage. Car il faut bien le dire, c’est à la grande école des romanciers moralistes que miss Austen se rattache ; c’est par là qu’elle a su plaire à tant d’esprits sérieux qui demandent au roman quelque chose de plus que des tableaux fidèles de mœurs. Chez elle, l’analyse psychologique n’est qu’un moyen. Si elle se donne le plaisir de disséquer ses personnages, ce n’est pas seulement pour satisfaire à une curiosité savante, mais encore pour qu’ils servent d’enseignement aux autres. Ainsi procédait Fielding malgré l’insuffisance de sa morale, malgré la grossièreté des exemples qu’il présentait aux yeux de son lecteur. La ressemblance ne s’arrête pas là. Comme à l’auteur de Tom Jones, on a reproché à miss Austen la vulgarité des caractères au milieu desquels elle semble se complaire. On a dit que le nombre des sots est déjà bien assez grand dans le monde réel sans qu’il soit encore besoin d’en peupler celui de la fiction, et qu’on ne pouvait s’intéresser dans un livre à des êtres ennuyeux qu’on éviterait dans la vie. Cette critique serait fondée, si on ne tenait compte de l’art qui relève la trivialité même en lui donnant je ne sais quoi d’agréable et de littéraire. Il y a là une question de mesure et de goût, et si miss Austen n’a pas toujours su se tenir sur la limite, c’est par excès de vérité qu’elle a failli.

Le roman, plus que tout autre genre de littérature, subit les influences de la mode. Ce qui touchait jusqu’aux larmes il y a quarante ans peut faire éclater de rire aujourd’hui, et il est probable que la génération qui suivra la nôtre, aux endroits où nous nous sentons émus, à son tour sourira. L’horrible même n’est pas à l’abri de ces vicissitudes du goût. Les Mystères d’Udolphe depuis longtemps ne font plus frissonner personne, et les Histoires extraordinaires d’Edgar Poë pourraient bien sembler très fades aux lecteurs du XXe siècle. Les romans de miss Austen sont au-dessus de semblables fluctuations, non que tout y soit également admirable, mais parce qu’ils présentent dans leur ensemble quelques-uns de ces caractères qui assurent la durée aux œuvres classiques. À côté des richesses souvent trop éclatantes de l’imagination contemporaine, le talent de l’auteur de Mansfield Park paraît quelquefois un peu terne. On y voudrait plus de grâce, plus d’imprévu, quelque chose d’un peu plus féminin et d’un peu moins impersonnel. Il révèle néanmoins une femme supérieure dont on peut dire, en empruntant à Balzac le mot qu’il s’appliquait à lui-même, qu’elle a porté toute une société dans sa tête.


Léon Boucher.