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cœur féminin qu’elle s’entend à démêler ; au rebours de la plupart des romancières, elle est tout aussi à son aise quand il s’agit de représenter des hommes. De même les scènes où elle excelle ne sont pas uniquement celles qu’elle avait chaque jour sous les yeux. Mansfield Park en montre un exemple dans l’épisode qui nous fait faire connaissance avec les parens de Fanny Price. Cette fois ce n’est plus un de ces intérieurs aimables, chers à l’auteur, où la vie s’écoule sans choc, dans le calme du bien-être. Elles ne sortent pas facilement de la mémoire les pages vivantes de réalité où l’on pénètre à la suite de l’héroïne dans cette petite maison de Pertsmouth que remplit de ses bruyans ébats une horde d’enfans indisciplinés dans lesquels la jeune fille a plus de honte que de joie à reconnaître des frères et des sœurs. Des cris, des disputes sans fin, les plaintes interminables de la mère sur la difficulté d’avoir des domestiques fidèles, les propos des servantes, les rires des marmots déguenillés, et par-dessus tout la voix du père enrouée par l’usage du grog et des jurons, quel contraste ! « Que le diable emporte les polissons ! comme ils beuglent ! C’est encore Samuel qui crie le plus fort. Ce garçon-là ferait un excellent bosseman. Holà, vous autres, si votre damné sifflet ne s’arrête pas, je vais vous tomber dessus. » Ainsi parle le marin retraité. Tout ce qu’il a trouvé à dire à sa fille, après neuf ans d’absence, c’est qu’elle est bien grandie et qu’il lui faudra sans doute un mari. En revanche il ne tarit pas sur la beauté de la corvette à bord de laquelle son fils est officier. « Avez-vous appris la nouvelle ? La Grive est sortie de rade ce matin. Pardieu, vous arrivez à temps. Le capitaine Walsh croit que vous irez croiser dans l’est avec l’Éléphant. Pardieu, je le voudrais pour vous. Le vieux Schaley disait tout à l’heure que vous pourriez bien être envoyé d’abord au Texel. Mais pardieu vous avez perdu un beau spectacle ce matin. Je n’aurais pas voulu pour mille livres manquer cette occasion-là. Si jamais beauté parfaite a flotté sur l’eau, c’est bien elle. J’ai passé deux heures à la regarder cette après-midi. » Mme Price parle moins haut ; mais, si sa voix est douce et traînante, ses sujets de conversation ne sont pas beaucoup plus variés. La pauvre femme, courbée par l’habitude de la gêne, a pris son parti de tout le reste et ne nourrit plus que deux ambitions en ce monde : trouver du temps dans la semaine pour raccommoder le tapis en loques de son salon et se promener sur les remparts le dimanche. Quant à l’espoir de tenir ses enfans propres ou de garder ses servantes plus de trois mois, elle y a depuis longtemps renoncé. L’auteur, avec la sobriété qui est un des traits de son talent, n’a consacré qu’un petit nombre de chapitres à la peinture de ce ménage troublé par le désordre et par le vice : ils suffisent pour compléter le roman et pour