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la veille de mon départ, elle me disait encore, entre deux parties de quadrille : « Monsieur Collins, il faut vous marier. Un clergyman comme vous doit se marier. Choisissez bien, dans mon intérêt autant que dans le vôtre, prenez une fille de bonne maison, amenez-la ici, et je lui ferai visite. » En voilà assez sur ce qui concerne mes raisons générales en faveur du mariage. Il ne me reste qu’à vous assurer, dans le langage le plus passionné, de la violence de mon affection. Je suis parfaitement indifférent à la fortune. Je n’adresserai aucune demande pécuniaire à votre père, car je sais bien qu’il ne pourrait pas y satisfaire, et que vous avez seulement droit à 1,000 livres en 4 pour 100 qui ne vous appartiendront qu’au décès de votre mère. Sur ce point, je garderai donc invariablement le silence, et vous pouvez être sûre qu’aucun reproche peu généreux ne sortira de mes lèvres une fois que nous serons mariés. »

M. Collins n’est pas le seul clergyman que miss Austen ait décrit. Il a son pendant ailleurs dans la personne de M. Elton, qui est jeune comme lui, et comme lui voudrait bien se marier. Le docteur Grant, Edmond Bertram et Henry Tilney viennent compléter le groupe. Tous ils appartiennent à une espèce alors fort commune, celle des pasteurs mondains. L’église est pour eux une profession honorable et lucrative qui, ne réclamant pas de grands sacrifices, permet toutes les distractions de la société. Aussi ne faut-il pas être surpris si c’est dans un bal qu’on fait connaissance avec l’aimable M. Tilney ou si le docteur Grant est de mauvaise humeur quand la dinde n’est pas cuite à point. Le salut des âmes ne passe pour eux qu’après les plaisirs du monde, et s’ils sont ministres de l’Évangile, ce n’est qu’à leurs momens perdus ou quand ils revêtent la robe pour prêcher leurs sermons du dimanche. Au reste ils ne déparent point la société frivole que l’auteur aime à faire passer sous nos yeux et dont Mansfield Park offre le tableau le plus complet.


III.

Mansfield Park, publié en 1814, peut être considéré comme le chef-d’œuvre de miss Austen. Elle y a mis le meilleur de son talent, et l’ouvrage n’est pas loin de cette heureuse perfection où l’écrivain le mieux doué n’atteint pas toujours. Les proportions en sont bien tracées, et l’intrigue ne compte pas moins d’une vingtaine de personnages ayant tous une physionomie originale, depuis ceux auxquels l’auteur a confié des rôles importans jusqu’à ceux qui ne font en quelque sorte qu’apparaître sur la scène. De là une variété plus grande et des contrastes plus piquans. Les incidens ne sont pas, il est vrai, plus nombreux que dans les autres ouvrages