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LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.

— Mon cher, vous me flattez. Certainement, j’ai eu ma part de beauté ; mais je ne prétends pas maintenant offrir aux regards rien d’extraordinaire. Quand une femme a cinq grandes filles, elle ne doit plus penser à ses propres agrémens. Mais il faut que vous vous présentiez chez M. Bingley, car nous ne pouvons le faire sans vous.

— Vraiment, vous y mettez trop de façons. J’ose dire que M. Bingley sera très heureux de vous voir. Je vous donnerai pour lui un billet dans lequel je l’assurerai du fond du cœur qu’il est libre d’épouser celle qu’il veut de mes filles.

— Vous vous plaisez à me tourmenter. Vous n’avez pas la moindre pitié de mes pauvres nerfs.

— Vous me faites tort, ma chère amie. J’ai un grand respect pour vos nerfs. Ce sont de vieux amis. Voilà vingt-cinq ans au moins que je vous entends en parler avec égards.

— Ah ! vous ne savez pas ce que je souffre.

— Vous vous en tirerez, je l’espère, et vivrez assez pour voir encore arriver dans le voisinage beaucoup de jeunes célibataires avec quatre mille livres de revenu. »

Si M. Bennett est franc avec sa femme, on peut croire qu’il ne l’est pas moins avec les demoiselles Bennett et en général avec tous les sots au milieu desquels il est condamné à passer sa vie. À cet égard, on doit dire que la romancière a fait bonne mesure. M. Bennett, en effet, a encore le privilège d’avoir pour cousin et pour héritier un jeune ecclésiastique qui est bien le niais le plus content de soi que l’on puisse rêver. Il faut lire dans l’original la lettre inimitable où M. Collins annonce son arrivée à la famille Bennett et les allusions délicates qu’il fait à sa situation particulière. Il faut le voir dresser intérieurement l’inventaire du domaine que la loi des successions lui réserve un jour. Il faut l’entendre, solennel et bienveillant, faire sa déclaration à la seule des filles de M. Bennett qui ait trouvé grâce devant les yeux de son père. Il lui expose en premier lieu, car Lizzy tout d’abord a voulu s’enfuir pour éviter l’entretien, combien ces sentimens de virginale modestie ajoutent de charme à sa personne, puis, par une transition délicate, il lui énumère les raisons qui le portent à se marier : « Mon premier motif, c’est que je crois qu’il est bon pour un clergyman de donner l’exemple du mariage à sa paroisse ; mon second motif, c’est que mon bonheur en sera grandement augmenté ; mon troisième motif, et peut-être aurais-je dû le mentionner plus tôt, c’est que tel est l’avis de la très noble dame que j’ai l’honneur de nommer la patronne de ma cure. Deux fois elle a daigné, sans que je le lui demandasse, me donner son opinion sur ce sujet. Samedi soir même,