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incident extraordinaire. Des parties de plaisir, des soirées, des visites, de longues causeries, des méprises, des brouilles et des raccommodemens, voilà les seuls ressorts que l’auteur se permette. Les péripéties, il faut l’avouer, ne sont ni nombreuses, ni variées. C’est tantôt un de ces voyages qui faisaient époque dans l’existence d’un homme, tantôt un rhume violent accompagné de fièvre et qui cause de vives inquiétudes. Quelquefois c’est un évanouissement dont on n’est tiré qu’à grand renfort de corne de cerf, ou bien une chute grave qui met longtemps en péril les jours de l’héroïne. En général, comme dans la vie aussi, tout finit par s’arranger tant bien que mal, même pour les couples aventureux qui ont eu recours au ministère du joyeux forgeron de Gretna-Green.

À la simplicité toute patriarcale de l’intrigue correspond l’apparente banalité des personnages. C’est ici qu’éclate l’art de l’écrivain, qui, au moyen de nuances si délicates qu’elles défient l’analyse, arrive à donner une physionomie distincte à chacun des êtres que son imagination a créés ; et cet art est d’autant plus puissant que les personnages choisis par miss Austen pour représenter une société spéciale n’offrent aucun de ces contrastes de rang ou de position dont le romancier peut tirer un si grand parti. De propos délibéré l’auteur s’est imposé la loi de ne point sortir d’un certain milieu, celui de la petite aristocratie de province. Des propriétaires vivant sur leurs biens, des pasteurs de village, de vieilles filles pauvres, des jeunes filles riches, des fils aînés de famille, qui n’ont qu’à laisser couler le temps pour arriver à la fortune, et des cadets qui en sont réduits à l’église ou à la marine, voilà le monde où se déploie son observation. Pour le faire vivre, il ne faudra rien moins que l’étude approfondie des caractères. « Il y a, dit à ce propos Macaulay, une remarquable analogie entre les visages et les esprits des hommes. On ne trouverait pas deux visages semblables, et néanmoins il y en a très peu qui diffèrent sensiblement du type commun. De même aussi la variété des caractères passe toute énumération, mais il est très rare qu’ils s’écartent assez du type commun pour devenir frappans et grotesques. » La limite qui sépare ce que l’on rencontre tous les jours de ce qu’on n’aperçoit que rarement, miss Austen s’est interdit de la franchir. Elle se plaît dans le terre à terre, et des critiques superficiels lui ont reproché quelquefois la monotonie de ses peintures. Et pourtant dans cette longue galerie de portraits il n’y en a pas deux qui se ressemblent assez pour qu’on puisse être tenté de les confondre. Ce sont des figures familières et qu’on reconnaît bien vite au passage, mais dont chacune se distingue par des caractères qui lui sont propres. Le procédé si connu qui consiste à rassembler sur un seul personnage