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LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.

sées les œuvres charmantes qui s’appellent Sens et Sensibilité, Orgueil et Prévention, Mansfield Park et Emma. Tous ces romans parurent sans signature, de 1811 à 1816. Ils eurent des lecteurs et même quelques admirateurs, puisque le prince régent fit demander à l’auteur, dont un hasard avait révélé le nom à son médecin, de lui dédier son prochain ouvrage. La critique du temps voulut bien en faire l’éloge en termes mesurés, et il se trouva des gens pour suggérer à la romancière des sujets ingénieux auxquels elle n’aurait jamais songé toute seule. Par exemple, le chapelain anglais du prince Léopold, voulant délicatement flatter son maître, qui allait épouser la princesse Charlotte, proposait à l’auteur d’Emma de célébrer dans un roman historique les hauts faits de l’auguste maison de Cobourg, et lui faisait entrevoir le succès certain d’une semblable entreprise. Et miss Austen de répondre avec une civilité d’où l’ironie n’était pas absente que, tout en comprenant la beauté d’une telle matière, elle se sentait incapable d’écrire un roman historique, à moins que ce ne fût la corde au cou, pour sauver sa vie, et encore serait-elle sûre d’être pendue avant la fin du premier chapitre. Si l’on ajoute à cette proposition burlesque le privilège de visiter en détail la bibliothèque princière de Carlton House, et quelques centaines de livres sterling payées par ses éditeurs, on aura la somme des avantages que, de son vivant, Jane Austen retira de ses œuvres. Quant à la popularité qui s’attache aux écrivains aimés de la foule, elle ne devait pas la connaître. Elle continua de vivre ignorée, heureuse dans sa retraite jusqu’au jour où, à la suite de soucis de famille, elle fut prise d’une fièvre bilieuse qui mina sa constitution. Dès lors elle ne fit plus que languir et s’éteignit tranquillement dans l’été de 1817.


II.

Les romans de miss Austen ressemblent à son existence : ils sont sans prétention et sans éclat. Ce sont des tableaux de la vie bourgeoise à la campagne, et pour bien les comprendre il est nécessaire de les replacer d’abord dans le jour qui leur convient. L’auteur travaillait, suivant son expression, sur deux pouces d’ivoire et avec une brosse si fine qu’il lui fallait beaucoup de labeur pour produire peu d’effet. L’effet n’est pas, à vrai dire, aussi mesquin que sa modestie le supposait, mais on doit reconnaître que la comparaison ne manque pas de justesse. Il y a dans ces peintures d’une touche si délicate bien des traits dont on ne saisit pas la valeur à première vue et qui réclament une attention plus soutenue. Les personnages, sans toutefois qu’il soit nécessaire d’employer un