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briller, même dans la petite société de province où s’écoulait son existence. Lorsque son père, au printemps de 1801, eut pris la résolution d’abandonner sa cure à son fils et de se retirer à Bath, ce fut pour elle un cruel chagrin ; cette nouvelle résidence, alors le rendez-vous des gens élégans, ne compensait pas à ses yeux la perte de la rustique demeure où elle avait vécu vingt-cinq années. Trois lettres adressées par elle à sa sœur nous font entrevoir ce qu’on pourrait appeler la période mondaine de sa vie, c’est-à-dire quelques bals, quelques soirées passées tranquillement à boire du thé avec des dames. Cette période fut d’ailleurs très courte. Son père étant mort au commencement de 1805, elle alla habiter Southampton avec sa mère et sa sœur, et après quatre années d’un séjour sur lequel on n’a aucun détail, les trois femmes s’établirent à Chawton, dans un cottage que leur offrait Edward Austen, second fils du recteur de Steventon, que la succession d’un cousin avait enrichi. Ce fut là que miss Austen retoucha et publia les ouvrages qui devaient la rendre célèbre et dont quelques-uns étaient composés depuis un certain temps. Dès 1797 en effet, elle avait chargé son père d’offrir le manuscrit d’Orgueil et Prévention à un éditeur en renom. Celui-ci n’avait fait qu’une seule infraction à une tradition aussi vieille que le monde ; il s’était hâté de décliner l’offre par le retour du courrier. Le sort d’un autre roman avait été plus humiliant encore. L’auteur l’avait vendu pour dix livres sterling à un libraire entreprenant de Bath qui, manquant de courage au dernier moment, avait mieux aimé perdre cette somme que de risquer la publication de Northanger Abbey. Ces deux tentatives malheureuses ne découragèrent pas la jeune fille au point de lui faire brûler ses œuvres dédaignées. Elle écrivait pour son plaisir bien plus que pour l’honneur ou le profit. Elle remit ses pauvres cahiers dans son portefeuille et attendit tranquillement une occasion plus favorable ou des éditeurs moins méfians. Une fois installée, et pour toujours, à Chawton, elle reprit ses habitudes paisibles de composition, interrompues on ne sait pourquoi pendant tout le temps qu’elle avait passé soit à Bath, soit à Southampton, et personne ne fit jamais moins étalage de pareilles occupations. Hors sa famille, nul n’aurait pu soupçonner que la petite maison de Chawton renfermait une femme auteur, tant elle réussissait à cacher, même aux yeux des domestiques, le genre d’étude auquel elle se livrait. Comme elle n’avait point de cabinet de travail à sa disposition, c’était dans la chambre commune qu’elle écrivait, sur un petit pupitre en acajou, couvrant de ses caractères élégans et fermes les étroits morceaux de papier qu’au craquement soigneusement entretenu de la porte d’entrée elle dissimulait rapidement. Ainsi furent compo-