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LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.

talent d’observation. On nous la représente, vers sa vingtième année, comme une belle fille aux traits réguliers, pleine d’animation et de grâce. Comment il s’est fait qu’avec ses agrémens, son intelligence et sa raison, elle n’ait rencontré sur sa route aucun de ces jeunes hommes qu’elle aime à décrire et qui mettent, étant riches, tant d’ardeur à épouser des filles qui ne le sont pas, on l’ignore. On voudrait savoir si celle qui a tant de fois fait parler la passion de l’amour aima jamais elle-même ou fut aimée à son tour ; mais il ne paraît pas possible de satisfaire sur ce point une légitime curiosité. Son neveu assure qu’elle ne passa point dans la vie sans avoir été l’objet d’une vive affection, et que toute jeune encore elle repoussa la demande d’un homme qui, possédant toutes les qualités morales et tous les avantages matériels, n’avait pas eu l’art de toucher son cœur. Il ajoute qu’un autre prétendant aurait peut-être été plus heureux si une mort prématurée n’eût interrompu des projets auxquels miss Austen se montrait moins défavorable ; mais il avoue avec une grande franchise que les allusions faites par Cassandra Austen à cet épisode de la jeunesse de sa sœur étaient trop discrètes et trop vagues pour qu’on pût deviner jusqu’où les sentimens de celle-ci s’étaient trouvés engagés. Suivant un autre témoignage qui paraît d’abord tout désintéressé, Jane Austen, il faut le dire, n’aurait été ni aussi difficile à toucher, ni même aussi réservée. Miss Russell Mitford a parlé d’elle à plusieurs reprises dans sa correspondance, et sur la foi de sa mère, qui avait vécu dans le voisinage de Steventon, elle fait de la « vieille fille ou plutôt de la jeune dame » un portrait probablement plus piquant que fidèle. S’il fallait en croire miss Mitford, Jane Austen, après avoir été la plus jolie, la plus sotte et la plus affectée de toutes les jeunes personnes qui chassent aux maris, serait devenue le type « le plus perpendiculaire, le plus précis et le plus taciturne » du bonheur dans le célibat. « Jusqu’à ce que la publication de Pride and Prejudice eût fait voir quel joyau cachait cet inflexible étui, on ne lui accordait pas plus d’attention qu’à un écran ou à un tisonnier. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; c’est encore un tisonnier, mais un tisonnier dont chacun a peur. Il faut avouer que l’observation silencieuse d’une pareille observatrice a quelque chose de terrible. »

L’éditeur des lettres de Mary Russell Mitford s’est cru obligé de protester dans une note contre cette métaphore peu charitable. Peut-être la précaution était-elle inutile. Que Jane Austen ait eu ses travers, cela est probable ; le peu qu’on sait d’elle suffit pour affirmer qu’elle ne fut ni frivole, ni ridicule. Le seul trait de cette mordante esquisse qui soit vraisemblable, c’est le silence redoutable qu’on lui prête. Il ne paraît pas en effet qu’elle ait jamais tenu à