stigmates de la lutte qu’ils auront soutenue. C’est à cette dernière et si noble catégorie de victorieux que Gleyre appartenait. Il n’avait pas entendu le conseil de Boucher, ou s’il l’avait entendu il y était resté sourd. Méprisant les genres faciles et les emplois agréables du talent, il était allé droit au grand art, en avait salué les dieux et s’était dit que ceux-là seuls étaient dignes d’être servis. Il avait alors engagé un long combat où il lui avait semblé souvent que ces forces étaient inégales, il s’était voué à un service où il avait reconnu souvent que la fidélité était insuffisante et que l’abnégation ne comptait pas. A force de courage, de persévérance et de noble obstination, il avait vaincu pourtant et avait pris rang parmi les maîtres, mais les souffrances dont il avait payé son talent n’avaient pas disparu avec la victoire. L’effort avait cessé, mais non la lassitude qui en était le résultat; les découragemens avaient pris fin, mais non les habitudes de tristesse qu’ils avaient engendrées; l’obscurité avait fait place au plein jour de la célébrité, mais sa timidité lui faisait encore chercher l’ombre et fuir la lumière qu’il s’était créée. Vous vous rappelez le combat de Jacob avec l’ange. Toute une nuit ils luttèrent, Jacob tenant bon contre le ministre du Très-Haut avec une énergie dont son adversaire céleste se réjouissait avec une ironique allégresse, satisfait de trouver parmi les enfans des hommes un si digne champion pour les luttes qu’exige le Tout-Puissant; puis, lorsqu’il crut que l’épreuve avait assez duré, il lui suffit d’un attouchement qui dessécha un des nerfs de la cuisse de Jacob, et il s’envola en le saluant du nom nouveau et plus significatif d’Israël. La vieille légende biblique raconte en toute exactitude et sans aucun symbolisme la vie de Charles Gleyre. Lui aussi il avait lutté avec l’ange, qui, après l’avoir terrassé et lui avoir tout enlevé, bonheur, amour, beauté, santé, fortune, l’avait marqué au front d’un signe de solitude pour perpétuer le souvenir de sa défaite, et s’était enfui en lui laissant le nom d’artiste qu’il avait ambitionné avec un si persévérant désir et mérité par de si complets sacrifices. On reconnaissait en Gleyre une victime du grand art, et c’est là ce qui rendait sa personnalité singulièrement sympathique à ceux qui l’approchaient avec assez d’élévation d’intelligence et de droiture de cœur pour mériter de le comprendre. Aussi quand même son nom ne serait pas assuré de vivre par tant d’œuvres gracieuses, élégantes et fortes, il vaudrait encore d’être conservé pour le noble spectacle que sa vie a présenté et le rare exemple de désintéressement qu’elle propose à la louange des contemporains et au respect de l’avenir.
EMILE MONTEGUT.