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les multiplier, et préférait-il, lorsqu’il s’adressait aux Écritures, y puiser des sujets plus humains, tels qu’Adam et Eve, Ruth et Booz ou l’Enfant prodigue, qu’il savait traiter avec noblesse, ampleur et simplicité.

Tel est dans son ensemble l’œuvre de Gleyre, tels sont les caractères essentiels de son talent. Sans doute bien des pages charmantes ou élevées seraient encore à signaler, mais les observations que nous aurions à faire à leur sujet ou bien n’offriraient qu’un intérêt de détail sans rien de général, ou bien seraient une répétition de celles que nous avons présentées. La tâche que nous nous étions tracée est donc remplie, et maintenant que l’artiste nous est connu dans ses traits les plus importans, retournons-nous encore un instant vers l’homme pour le saluer une dernière fois.

On raconte qu’au dernier siècle, un jeune artiste à son départ pour l’Italie étant allé faire visite à son maître Boucher, celui-ci lui dit, entre autres conseils : « Surtout, défiez-vous des Michel-Ange et autres peintres de cette sorte ; si vous entrez une fois dans ces machines-là, vous êtes perdu. » Certes le conseil est d’une intelligence vulgaire et qui va d’elle-même au plus aisé, mais il n’est pas sans finesse et contient un côté pratique dont plus d’un pourrait profiter. C’est, sous forme esthétique, le même conseil que tant de moralistes bourgeois donnent aux jeunes gens lorsqu’ils leur recommandent de rester sagement dans le milieu social où ils sont nés et d’éviter la fréquentation des puissans. Les dangers, disent-ils, naîtront pour vous à votre insu, et sans que vous les ayez provoqués, de cette fréquentation. Ils naîtront non-seulement de vos défauts, mais de vos qualités, et, à supposer que vous soyez parfaits, de votre perfection même. Vos meilleurs sentimens vous seront un piège et conspireront contre vous; l’esprit d’imitation vous sera un ridicule, l’amour prendra figure d’insolence ou de présomption, l’admiration de servilité, la dignité d’orgueil ou de vanité. Ce n’est pas cependant dans le seul commerce social que la fréquentation de la grandeur est périlleuse; elle l’est pour le moins autant dans le commerce intellectuel et moral. Là aussi l’imitation est facilement un ridicule, l’amour une aspiration condamnée à rester stérile, l’admiration une vertu décevante; il y a des catastrophes de talens comme des catastrophes d’âmes et de cœurs, et le grand art a fait certainement et pour les mêmes raisons autant de victimes involontaires que les plus fières aristocraties. A moins d’être un de ces heureux qui, par les privilèges exceptionnels de la nature, entrent d’emblée et de plain-pied dans la grandeur, ceux-là mêmes qui seront destinés à être vainqueurs ne le seront qu’après avoir été longtemps vaincus, et lorsqu’une fois ils auront triomphé, ils porteront toujours, même au sein de la célébrité, les