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sans haine à la justice divine. Il y a dans ce personnage un mélange de résignation chrétienne, de stoïcisme militaire et de tristesse patriotique qui est vraiment admirable. Les deux ministres qui sont venus l’assister sont deux figures bien composées et dans le sentiment exact de l’époque, et le geste par lequel le bourreau présente par la poignée son glaive dont il cache la lame sous son manteau est de la plus ingénieuse invention. Ses opinions démocratiques aidant cette fois, venons-nous d’écrire; c’est en effet la seule occasion où il y ait eu sérieusement recours. Gleyre était trop profondément respectueux de son art pour en forcer les moyens et le faire mentir à ce qu’il considérait comme sa destination véritable. On nous dit qu’à plusieurs reprises quelques personnes mieux intentionnées que bien avisées lui conseillèrent de consacrer son talent à la reproduction de scènes historiques en harmonie avec ses opinions politiques, les scènes de la vie de Hoche, par exemple; il n’ouvrit pas l’oreille à ces conseils, et continua sagement à vivre dans la compagnie de ses Omphales et de ses Chloés, de ses Phrynés et de ses Saphos, et à notre avis il fit bien. Eùt-il voulu d’ailleurs faire autrement, il ne l’aurait pu. Lorsqu’on aime sérieusement la beauté, il y a dans les visions qu’elle donne une volupté noble à laquelle on ne peut renoncer, même momentanément, et qui triomphe de tout ce qui n’est pas elle.

Gleyre mettait si peu de ses opinions dans sa peinture qu’il s’est attaqué mainte fois aux sujets purement religieux, et qu’à notre avis il a toujours réussi à les traiter comme ils demandent à être traités, c’est-à-dire avec une liberté d’interprétation suffisamment assujettie pour rester fidèle aux traditions établies en telles matières et ne pas en prendre à l’aise avec la signification des symboles et des scènes représentées. Qu’un Hippolyte Flandrin satisfasse sans effort à ces exigences de l’art religieux, nous le concevons sans peine, son irréprochable orthodoxie assurant la liberté de son imagination contre tout écart ; la chose a lieu d’étonner davantage avec un artiste incrédule comme Gleyre. Nous devons en effet ce témoignage à ses mânes que si nous lui avons connu des antipathies très marquées pour certaines formes de religion, nous ne lui avons en revanche jamais connu de sympathie sérieuse pour aucune. Il s’inquiétait pourtant beaucoup de religion à sa manière, et l’on était toujours sûr de l’intéresser en l’informant des évolutions des diverses églises, mais c’était quelque peu avec le sentiment dont l’honnête Javert, dans les Misérables de Victor Hugo, s’inquiète du merveilleux Jean Valjean, c’est-à-dire qu’il en observait tous les mouvemens avec une terreur parfois comique en se demandant quel fléau le monstre allait encore déchaîner sur l’humanité. Gleyre était donc religieux si, comme l’affirment certains