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d’embrouillamini. L’impression du spectateur devant ces représentations des scènes historiques est en effet rarement une et étroite, et résulte de causes très complexes; c’est à l’histoire que l’on pense, aux personnages de la scène, au siècle où elle s’est accomplie, mais l’imagination n’est jamais aussi rigoureusement ramenée à l’art même que par les sujets simples. Deux fois cependant il s’est mesuré avec les difficultés qu’offre l’histoire, et deux fois son effort a été heureux. On peut dire en toute vérité de son tableau des Romains passant sous le joug qu’il occupe dans son œuvre générale la même place que le Saint Symphorien dans l’œuvre générale de M. Ingres. Comme dans le Saint Symphorien, la toile est peuplée jusqu’aux bords, cela est dense et pressé jusqu’à l’étouffement. Gleyre a triomphé dans cette œuvre d’une des difficultés les plus énormes contre lesquelles un artiste puisse avoir à lutter, l’absence d’un personnage pouvant servir de centre de composition. Il n’y a pas ici en effet, comme dans le Saint Symphorien, d’acteur principal qui ramène à lui les épisodes divers de la scène ; il n’y a que deux personnages multiples, collectifs, les vainqueurs et les vaincus, et cependant l’artiste a su tirer de cette opposition une unité aussi étroite qu’on puisse la désirer, bien que cette unité soit toute morale et pour ainsi dire anonyme. On ne perd pas une seule des expressions infiniment variées de cette foule épaisse, et cependant il n’en est aucune qui retienne assez l’attention pour la distraire du sentiment général qui résulte de cet ensemble. Il faut admirer Gleyre pour s’être tiré de ce péril, il faut l’admirer plus encore pour avoir compris qu’il devait l’affronter, l’histoire ne lui offrant en cet épisode aucun acteur assez célèbre ou assez sympathique pour parler fortement à l’imagination et justifier l’importance qu’il aurait été obligé de donner au personnage chargé d’être centre du tableau. Nous n’avons pas à décrire minutieusement cette œuvre, qui, bien que n’ayant jamais été exposée, est une des plus connues de Gleyre. Aucun des curieux qui ont vu cette toile n’a certainement oublié cet épais carré de captifs au brun visage, aux traits crispés par la fureur comprimée, aux yeux ardens de rage impuissante, entouré par ce cercle de triomphateurs à la taille élancée, au teint blanc, à la physionomie pleine de colère joyeuse, ni ces prophétesses hurlant d’ironiques imprécations, ni ces beaux enfans nus donnant aux vaincus le coup de pied de la faiblesse et de l’innocence par leurs gestes de naïf mépris; mais ce qu’il est important d’observer, c’est la supériorité manifeste et toute volontaire que l’artiste a donnée à la race blonde sur la race brune. Remarquables seulement par l’énergie, ces Romains sont de véritables bandits dont les types honoreraient tout port et toute halle, et ne déshonoreraient aucun bagne. « Regardez-les bien, c’est tout canailles, »