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créées et que la scène tout entière donne la sensation d’un mauvais rêve.

Dans la Phryné enfin, l’artiste a marqué avec une intention très évidente l’altération de nature qu’entraîne chez la femme le commerce de la beauté. Phryné debout laisse tomber ses vêtemens avec une expression non de pudeur effarouchée, mais d’ironique assurance mêlée d’une honte ressentie et comprimée avec amertume. Une nuance de sournoise effronterie déshonore ce ravissant visage, les lèvres sont fermées avec quelque dureté, les yeux regardent obliquement du regard louche de l’esclave. Le reptile rampe visiblement dans cette jolie tête posée sur un corps de déesse qui, par les formes, l’attitude et même les draperies, rappelle d’assez près la Vénus de Milo.

La Danse des Bacchantes, le chef-d’œuvre de Gleyre peut-être, et à mon avis l’une des plus belles œuvres de l’art moderne, se rattache aussi à ce même ordre d’inspiration. M. Clément fait remarquer avec une parfaite justesse que cette scène cent fois traitée par les artistes antérieurs a été rajeunie par Gleyre avec un accent tout personnel. Ce n’est pas en effet une simple bacchanale à la Poussin que cette danse orgiaque où Gleyre a déployé un véritable génie de psychologue et de moraliste. Rarement on a mieux rendu la religieuse impureté des fêtes païennes, et jamais on ne s’en est servi avec plus d’énergie et de profondeur pour exprimer les cruelles folies des sens. Tous les délires de la chair surexcitée, toutes les frénésies nerveuses des imaginations exaspérées sont là visibles. Jetez les yeux sur le groupe des musiciennes qui excite la danse sacrée. Cette joueuse de flûte, implacable pour elle-même, souffle dans son double instrument à en perdre haleine et à en tomber évanouie; elle aurait peur, si elle se relâchait, d’accorder un répit à la ronde bachique. Cette autre, au-dessus d’elle, avec quelle furie elle frappe ses cymbales ! il ne lui suffit pas que la danse ne soit pas interrompue, elle veut en presser le rythme, en accélérer le vertige. Une troisième, d’une beauté accomplie, tournant sur les danseuses des regards d’une dureté presque menaçante, frappe son tambourin de la pointe de ses doigts comme un cavalier emporté par l’ardeur de la course éperonne son cheval à ensanglanter ses flancs. Encore, toujours, plus vite et plus vite, dit cet orchestre frénétique, et les bacchantes obéissent à ses invitations impérieuses. Cette belle et robuste fille au profil bestial qui se présente la plus proche des musiciennes, une peau de tigre jetée sur le bras, les reins cambrés, les seins proéminens, n’est-ce pas qu’elle est un type accompli de l’effronterie de la chair? Celle-là ne trébuche ni ne halette, mais sait visiblement porter l’impudeur avec la même