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est douteux que le célèbre aphorisme de Montesquieu s’applique avec autant d’exactitude aux individus qu’aux peuples, et par conséquent je crains fort que le bonheur de Gleyre pendant ces longues années se soit composé simplement d’une tranquille tristesse; c’est au moins le seul visage sous lequel m’ait jamais apparu cette incertaine félicité.

Nous insisterons moins sur l’artiste que nous n’avons insisté sur l’homme, et dans l’artiste c’est encore l’homme que nous chercherons avant tout. Les descriptions aussi élégantes qu’exactes que M. Clément a données des œuvres de son ami nous abrègent en effet cette partie de notre tâche, et les jugemens aussi minutieusement motivés qu’équitablement formulés qu’il en a portés nous invitent à nous en tenir sur ce sujet à nos impressions les plus strictement personnelles. Gleyre n’est point un de ces artistes sur lesquels les opinions peuvent varier à l’infini et qui comportent des jugemens opposés. On peut l’aimer ou ne pas l’aimer, mais ni la sympathie, ni l’antipathie ne sont susceptibles à son égard de nombreuses nuances. En écrivant son livre, M. Clément a parlé pour tous ceux qui aiment le talent de Gleyre, ses opinions et ses jugemens ont pour ainsi dire un caractère collectif; en conséquence, à quoi bon répéter ce qui a été excellemment dit une fois, et dit en quelque sorte en notre propre nom ?

Les opinions longuement réfléchies de Gleyre sur la nature la portée et l’objet propres de son art donnent la clé de son talent. Ces opinions étaient saines, judicieuses, énergiquement exclusives. Il n’admettait pas que la reproduction des scènes de la vie familière fût un emploi digne de la peinture, à moins que ces scènes ne permissent l’étude du nu et ne se prêtassent ainsi à l’expression de la forme. C’est dire qu’il excluait les sujets de genre des domaines de l’art véritable, et que, tout démocrate qu’il était, il ne se serait nullement gêné à l’occasion pour dire comme Louis XIV, et pour les mêmes raisons que lui, devant certaines manifestations de l’art réaliste : « Éloignez de moi ces magots. » Le paysage lui semblait un genre de décadence, et l’importance si glorieuse à certains égards qu’il s’est conquise dans l’art contemporain une usurpation; il ne voyait guère dans la nature que des encadremens et des fonds, et en réalité il ne l’a jamais fait servir qu’à cet usage accessoire, bien que ses paysages aient toujours été traités avec autant de conscience et de soin que les figures qu’ils étaient chargés d’encadrer. La peinture dramatique et d’expression telle que certaines écoles l’ont entendue, c’est-à-dire violente, fougueuse, mouvementée, ne lui agréait ni chez les maîtres passés, ni chez les artistes contemporains, et je crois bien que Rubens est la seule exception