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et confidence individuelle sans aucune souillure de réalisme, une des seules toiles que nous connaissions qui possède le rare privilège de faire éprouver à un égal degré le genre de plaisir que donne la peinture et le genre de plaisir que donne la poésie. Et ce charmant tableau n’est pas seulement un résumé de la vie morale de l’artiste, il est encore un résumé de sa vie intellectuelle, et, si j’ose ainsi parler, un élixir de toutes les lectures enthousiastes de sa jeunesse. Gleyre se raidit pendant toute sa carrière pour échapper aux influences de son époque, mais il fut un jour au moins où il succomba en toute naïveté, et ce fut le jour de ce tardif et heureux début. Le Soir, en effet, porte au plus haut degré le cachet du romantisme. En peignant cette toile, Gleyre fit en toute exactitude une œuvre très analogue au Lac de Lamartine, à la Tristesse d’Olympia de Victor Hugo, à la Nuit de décembre d’Alfred de Musset, et qui n’est inférieure à ces admirables inspirations poétiques ni pour le lyrisme de la facture, ni pour la puissance de transmission du sentiment.

Ce tableau du Soir est à peu près tout ce que la foule a jamais connu de Gleyre. En effet, quoique sa carrière d’artiste ait été longue, elle fut pour le public presque aussitôt fermée qu’ouverte. En 1845, il exposa la Séparation des Apôtres, et, malgré le succès obtenu par cet ouvrage, il renonça dès lors, pour les singuliers; scrupules que nous avons dit, à prendre part aux tournois annuels de l’art. Une de ses plus belles œuvres, la Danse des bacchantes, achetée par don François d’Assise, figura pendant quelques jours au salon de 1849, où elle fut envoyée par l’ambassade d’Espagne, mais ce fut contre le gré et à l’insu de l’auteur, qui la fit enlever dès qu’il eut connaissance de cette sympathique indiscrétion. A partir de ce moment, la vie de Gleyre, sauf quelques rares voyages, n’offrit plus aucun incident digne d’être noté. Ses vingt-cinq dernières années s’écoulèrent au sein de la plus laborieuse uniformité, et pourraient être résumées par ces simples mots imités des concises épitaphes romaines : il garda l’atelier, et fit de nobles tableaux. Chaque jour le vit à son chevalet travaillant pour le compte du beau avec le désintéressement de l’ascète qui s’est voué tout entier au service d’un Dieu qui lui reste caché, chaque soir le vit causant politique et art avec quelques groupes d’amis choisis, ou écoutant avec une attention recueillie qui n’excluait pas toujours l’ironie les controverses des hommes d’état du fameux divan Lepelletier sur l’état présent et les destinées plus ou moins proches du monde. Le Penthée, les Romains sous le joug, l’Omphale, le Daphnis et Chloé, la Minerve et les Grâces, voilà quels furent dès lors les événemens de sa vie. Si n’avoir pas d’histoire constitue le bonheur, Gleyre put donc être heureux pendant la seconde moitié de sa carrière ; mais il