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de l’artiste à Rome, où il se rendit en 1828, après quelques années passées dans l’atelier de Hersent, ne laisse à cet égard aucun doute. Il y séjourna six années pleines, de 1828 à la fin de 1834, dans un état de gêne presque continuel. Les initiations sont toujours longues, néanmoins les commencemens de Gleyre furent réellement d’une longueur inaccoutumée. En comptant les trois années de l’atelier de Hersent, les six années de l’Italie, les trois années du séjour en Orient où il se rendit en quittant Rome, nous arrivons à un total de plus de douze années qui furent entièrement improductives. Gleyre était en pleine maturité et avait dépassé la quarantaine lorsqu’il put commencer à retirer de son beau talent quelques résultats lucratifs. Même heureux et riche, il lui aurait fallu beaucoup de temps pour se développer, car sa nature était lente à fixer sa route, scrupuleuse à l’excès dans ses moyens et difficile dans ses choix; elle n’était pas de celles pour qui tout est occasion de se développer et prétexte de produire. Gleyre avait une disposition à la contemplation studieuse qui lui faisait appréhender le moment de l’exécution, lui en doublait les fatigues et l’en décourageait à peine commencée. Il croyait ne jamais assez savoir; la conséquence de cette modestie exagérée était qu’il n’osait presque rien entreprendre, et que, lorsqu’il entreprenait, sa science se retournait contre lui en lui faisant mesurer la distance qui existait entre son œuvre et celles qui étaient l’objet de son admiration. Gleyre, on le voit, n’appartenait en aucune façon à la race de ces audacieux qui se corrigent d’un faux système en le pratiquant, ou qui ne craignent pas de s’engager dans une voie quelconque, se disant qu’elle les conduira toujours quelque part et que tout est préférable à l’immobilité. De tels artistes ne pèchent certainement pas par excès de délicatesse ; cependant, comme on apprend à servir même sous un mauvais maître, ils retirent au moins de leur audace le profit d’avoir mis la main à l’œuvre et d’avoir sollicité par le travail leur originalité à se prononcer. L’amour de la perfection et le désespoir de ne pouvoir l’atteindre, telles furent les rares fatalités qui poursuivirent Gleyre pendant la première moitié de sa vie et sous lesquelles faillirent succomber ses remarquables dons. Voilà pourquoi nous le voyons à Rome pendant de longues années, vivant dans un état de flânerie besoigneuse, étudiant toutes les écoles sans se résoudre à se fixer sur aucune; les modèles sont trop nombreux, les choix trop difficiles, les partis pris trop exclusifs et se sentant trop du charlatanisme, l’imitation trop servile, et pendant toutes ces hésitations la veine personnelle ne se prononce pas. Heureux et riche, on prend son parti de ces retards de la nature, et l’on se couche paisiblement en attendant l’heure de l’éclosion sous le soleil propice ; mais il n’en