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en été, et l’hiver, qui ne laisse pas d’y être long, nous aurons le plaisir d’être séparés du monde par d’énormes amas de neige... En attendant, je me prépare à cette douce séquestration des humains en ne sortant point de mon trou et en faisant ma cour le moins que je le puis. C’est pour moi la meilleure manière de faire bonne contenance... « Il flottait entre le désir de rentrer, même obscurément, dans son pays et la crainte de se retrouver en étranger là où il avait passé ses années heureuses.

Jusqu’au dernier moment, il est vrai, il avait gardé la ressource du travail. Même après l’armistice de Cherasco, dans la débâcle militaire du Piémont, on avait encore une fois fait appel à sa bonne volonté. On l’avait maintenu comme quartier-maître d’une ombre d’armée qui était censé exister sous le duc d’Aoste. Puis on le chargeait de plans et de rapports sur la dernière guerre. Il acceptait cette tâche, il savait bien ce qui en était de cette armée du duc d’Aoste dont il disait : « Sépulcre blanchi s’il en fut, puisque nos places aux mains de l’ennemi lui sont à jamais un gage de notre nullité!.. On ne saurait, à ce qu’il paraît, se passer de mes services, ajoutait-il avec ironie, et je viens de recevoir la mission de dresser les plans et de rédiger les mémoires relatifs à nos dernières campagnes. Après quoi on m’accrochera à un clou comme un manteau quand la pluie est finie. » Et peu de jours après, en effet, il pouvait écrire à sa femme : « J’ai rendu tous mes comptes au prince, au bureau de la guerre et à celui de la topographie. J’ai reçu beaucoup d’éloges, mais pas un mot qui fixât mes idées sur ce que je peux devenir. Le roi m’a accordé en revanche tout ce que je lui ai demandé pour mes officiers. C’est la dernière fois que j’ai fait le colonel, que j’ai pu rendre service avant d’en demander à la charité publique... » Il y avait dans ce dernier mot un singulier désabusement. Ainsi, après l’épreuve du père, la première et la plus cruelle de toutes, l’épreuve du soldat et du patriote est complète, elle finit, elle aussi, par une déception.

Quand il a tout épuisé, après quatre années passées dans les émotions d’une guerre désastreuse et dans les crises intimes, le marquis Henry, devenu inutile et peut-être importun à Turin, n’a plus d’autre pensée que de s’en aller, de rejoindre sa famille à Lausanne. A vrai dire, il quittait sans la moindre illusion, sinon sans un serrement intérieur, cette petite cour où sa présence n’était plus qu’un remords pour ceux qu’il avait servis et où, jusque dans la défaite, on trouvait encore le moyen de se perdre en frivolités et en intrigues. Il s’acheminait à travers le Grand-Saint-Bernard et le Valais avec son jeune fils Victor, celui qu’on lui avait envoyé pour remplacer Eugène, et le vieux Comte, toujours fidèle à son maître, surtout