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Savoie qui avaient tout quitté, leurs familles et leurs terres, pour combattre sous les drapeaux du roi? C’était poignant et fatal. Tous ces braves gens erraient à Turin et dans les camps, inquiets de leur sort, exposés à se trouver sans asile, menacés d’être licenciés par le roi, d’être traités comme des émigrés dans leur pays transformé par l’annexion et par la révolution. Le Piémont ne pouvait plus rien sans doute, il avait de la peine à se sauver lui-même, à garder une ombre d’indépendance en sacrifiant Nice et la Savoie. Il avait déjà livré ses forteresses, Coni, Tortona; il restait épuisé de ressources, désarmé et impuissant, ne pouvant plus même protéger ceux qui s’étaient dévoués pour lui. Le marquis Henry, entre tous, comprenait bien qu’il n’y avait plus rien à espérer; il ne sentait pas moins profondément ce qu’il y avait de cruel pour ses compatriotes comme pour lui à se voir livrés, dépossédés après une guerre où ils n’avaient servi que par loyauté et par honneur, en soldats fidèles. Il ne pouvait surtout se défendre d’une indicible amertume à la pensée qu’il avait été personnellement obligé de signer cet acte de Cherasco, prélude d’une paix qui représentait pour lui quatre années de sacrifices inutiles, son fils mort, sa famille dispersée, la patrie perdue, l’avenir plus que jamais incertain et obscur.

Cette situation nouvelle du lendemain de la guerre, entre l’armistice de Cherasco et le traité signé à Paris le 14 mai 1796, le marquis Henry Costa la suivait du regard avec une anxiété croissante. Il voyait tout se précipiter vers le dénoûment. « On ne nous a pas encore découvert officiellement le pot aux roses, écrivait-il dans ces momens d’attente; mais de ce qui a transpiré l’on peut conclure aux plus honteuses conditions. Le roi abandonne la Savoie et Nice, dont les frontières seront déterminées à la paix générale à l’avantage de la république française... Quel sera notre sort personnel, voilà ce que nul ne sait encore. Évidemment le silence que gardent nos puissans est de mauvais augure... On cherche bien à modifier dans ce traité l’article qui nous concerne; mais il est aisé de prévoir qu’on n’y parviendra pas. On compte pour la chose sur la justice, sur la condescendance et l’humanité des Français, comme si tout cela était prouvé et reconnu... » Il s’agissait de savoir si on livrerait complètement les officiers savoyards en acceptant pour eux le titre « d’émigrés du département du Mont-Blanc. » Parfois Henry Costa mêlait une sorte de mélancolie amère à ses sorties contre tout ce qu’il voyait. « Si la clémence royale et nationale, disait-il à sa femme, m’autorise à choisir mon domicile en Savoie, nous louerons une maisonnette à Chamounix, j’y porterai la médecine domestique de Brecani et des drogues pour faire le médecin de village : je gagnerai ma journée avec mon petit savoir-faire. Chamounix est charmant