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pour cette tâche éminente tant de bonheur, d’audace et d’orgueil! » En général, dans son attitude comme dans son langage, il laissait voir une sorte d’âpreté, le sentiment d’une supériorité qui s’imposait, mais qui mettait mal à l’aise. Il éblouissait, il étonnait, il ne séduisait pas.

Un instant il s’était accoudé sur un balcon, regardant le lever du jour, et il se plaisait à prolonger l’entretien avec le marquis Henry, dont il a dit plus tard en remémorant cette première scène de sa carrière : « Le colonel La Coste, natif de Savoie, s’exprimait avec facilité, avait de l’esprit et se montra sous des rapports avantageux. » Le marquis Henry avait en effet pris part à la négociation, à la conversation avec un intérêt singulier mêlé de tristesse. Il n’avait certainement pas échappé au magnétisme du génie, à la fascination exercée déjà par ce jeune homme dont nul ne pouvait mesurer l’essor et prévoir la destinée; il n’éprouvait cependant que ce qu’il a lui-même appelé « une admiration pénible, » et au moment du départ, près de quitter le palais Salmatoris où venait d’être signé l’acte connu dans l’histoire sous le nom d’armistice de Cherasco, il ne pouvait s’empêcher de dire à Bonaparte : « Général, que ne peut-on vous aimer autant qu’on est forcé de vous admirer et de vous estimer ! »

Ce que le marquis Henry emportait de cette entrevue, avec l’ineffaçable et inquiétante image du jeune victorieux, c’était moins une suspension d’armes qu’une capitulation mettant désormais le Piémont à la merci de la France révolutionnaire. Il le sentait profondément. Il savait bien qu’il n’avait pas dépassé ses instructions, qu’il avait été envoyé à Cherasco pour faire ce qu’il avait fait; il ne s’offrait pas moins encore une fois à être sacrifié. « En dépêchant au roi le courrier qui devait rapporter la sanction de sa majesté et son ordre particulier pour la remise des places de sûreté, écrivait-il, je ne lui ai point dissimulé les terribles conséquences de notre traité. Je l’ai supplié de nous désavouer et de ne point ratifier nos conventions. On n’a point voulu m’entendre. Je me suis brisé à Turin comme à Cherasco contre la fatalité. » Il s’abusait moins que tout autre, et pour se rendre compte des sentimens amers qu’il éprouvait, du conflit intime qui l’agitait, il faut se souvenir de sa situation personnelle.

L’acte de Cherasco préludait manifestement à la paix ; déjà des plénipotentiaires partaient pour Paris, avant quinze jours un traité devait être signé ; mais ce traité, cette paix, dont on n’avait plus le pouvoir de discuter ou de décliner les conditions, c’était dans tous les cas la cession de la Savoie et de Nice, la sanction de la conquête de la révolution. Qu’allait devenir le marquis Henry ? quelle allait être la position de tous ces officiers de