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comme avec Beaulieu plus tard. Henry Costa ne s’y trompait pas; il était plein de soupçons et d’irritation à l’égard des impériaux, il raillait sans pitié les combinaisons, l’indigente ou perfide stratégie des généraux, la « superbe ineptie de M. de Vins. « Il s’entendait bien sur ce point avec Joseph de Maistre, et c’est une chose caractéristique, curieuse que cette vivacité d’esprit antiautrichien égale chez les deux amis[1]. L’un et l’autre sentaient que là était la faiblesse, le péril, qu’il n’y avait à attendre de Vienne que « mauvais vouloir et trahison, » que la politique impériale secourait le Piémont pour le dominer, peut-être au besoin pour le livrer. Au fond de leur âme, ces gentilshommes savoyards avaient plus d’inclination pour la France, même pour la France révolutionnaire, la terrible ennemie, que pour l’Autriche, l’alliée égoïste et douteuse. Henry Costa n’avait donc aucune illusion. Il se trouvait dans la condition étrange d’un homme dépouillé, frappé par la révolution, désabusé sur les émigrés, sur les courtisans, sur les généraux, sur la coalition, et restant néanmoins toujours ferme au poste de combat.

Au milieu de cette vie compliquée, accidentée et dévorante, il n’avait, avec le sentiment de l’honneur, qu’une chose pour le réconforter ou le consoler, c’était la présence de ce fils dont il se faisait le compagnon, le guide, et, selon son expression, « l’aide de camp. » Figure émouvante de jeune héros, apparition mélancolique et furtive entre le père à l’âme fortement trempée et la mère qui se martyrise au loin, à Lausanne, qui demande pourquoi les boulets ne sont pas « pour les femmes et les inutiles! » Eugène, avec ses quinze ans, avait pris fort au sérieux son métier de sous-lieutenant. Il était bientôt passé aux grenadiers royaux où il servait avec un zèle empressé et un courage aimable. Plus d’une fois il avait couru des dangers et avait eu des accidens assez graves : il bravait tout, les coups de fusil comme les privations au milieu des glaciers, dans les « bivouacs de Tartares, » sur les Alpes. Il s’aguerrissait gaiment et bravement. Le père, avec l’aide du vieux Comte, toujours fidèle à ses maîtres, couvrait l’enfant d’une protection attendrie. Stoïque pour lui-même, il souffrait dans son fils aux momens trop durs. Il éprouvait aussi une fierté attendrie en voyant cette jeune nature se former rapidement à un si rude apprentissage. « Vous me demandez, écrivait le marquis Henry à sa femme après sa première campagne, comment est fait le pauvre petit depuis un an bientôt que vous l’avez quitté; vous me demandez s’il a grandi, s’il fume,

  1. On se souvient de ce mot de Joseph de Maistre à M. de Viguet : « Si je n’ai point de fiel contre la France, n’en soyez pas surpris : je le garde tout_ pour l’Autriche, c’est par elle que nous sommes humiliés, perdus, écrasés, etc. » (Lettre de Lausanne, 13 août 1794.)