il voit mieux que tout autre les misères et les irrémédiables faiblesses.
Assurément le marquis Henry n’avait aucune illusion sur la politique des émigrés et des royalistes qui croyaient naïvement avant peu remettre sur pied l’ancien régime. Lorsque sa malheureuse femme lui transmettait de Lausanne tout ce qu’on disait sur les succès de M. de Brunswick ou de l’armée des princes, sur le triomphe de la coalition, sur la rentrée prochaine du roi de Sardaigne en Savoie et sur la restauration de la royauté en France, lorsqu’elle se faisait auprès de lui l’écho de toutes ces rêveries et de ces imaginations folles, il éclatait d’impatience. Il rudoyait ces crédulités enfantines ; il répondait avec vivacité, avec un mélange d’amertume et de raison ironique : « Nous n’avons pas encore brûlé une amorce que vos vidames et vos chanoinesses songent déjà à nous faire déblayer leurs places au soleil. Battre les Français sera chose aisée, je n’en saurais douter, grâce aux conseils que vos amis nous donnent, et nous serons trop récompensés de nos peines à les voir lutiner de leurs talons rouges le pavé du roi ; mais il y a d’ici à Versailles quelques lieues encore à franchir. Il m’est donc avis qu’il serait sage d’attendre, avant d’allumer le flambeau de la curée, que le cerf fût porté bas. Les insanités émigrées qui peuplent les bords du Rhin et inondent la Suisse ne sont pas les moindres moyens dont Dieu se serve pour nous mener à mal... » Un jour, comme on lui avait sans doute parlé de paix, d’une paix victorieuse par le succès des armées coalisées, par l’entrée en campagne de l’Angleterre, par l’intervention réputée décisive de M. Pitt, il reprenait d’un accent familier et énergique : « La paix peut n’être pas fort éloignée, je n’en sais rien, mais tenez pour certain que c’est la France révolutionnaire qui l’emportera. Cette guerre si follement entreprise et si lâchement soutenue perdra les rois dans l’esprit des peuples, et notre misérable breloque de Savoie, abandonnée par tout le monde, restera en proie aux malins esprits comme une masure envahie par les spectres... cessez de voir dans les rois des sages trompant comme autrefois les peuples et les gouvernant par leur prestige. Croyez qu’à cet égard tout est bien changé. Aujourd’hui ce sont les gouvernés qui ont les lumières, — cent fois plus qu’il ne leur en faudrait, j’en conviens, pour ne pas vous quereller ; — mais les gouvernemens n’y voient goutte et ne savent où ils en sont. Ils offrent l’image d’un cavalier qui a perdu la tête et que son cheval emporte. »
C’est qu’avec une sincérité complète et une virile indépendance de jugement, il voyait mieux que bien d’autres le caractère, la puissance irrésistible des événemens qui se précipitaient, où il n’était