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Le marquis Alexis n’avait pas émigré, il n’avait pas quitté la vieille demeure. De tous les enfans qui peuplaient autrefois la maison, les uns, les fils, se battaient dans les Alpes; les filles s’étaient mariées. Une seule était restée auprès de son père et de sa mère, qui vieillissaient dans une retraite peu animée. Aux premiers momens de la révolution, le vieillard n’avait pas été troublé. Bientôt cependant les menaces sinistres avaient commencé à s’élever jusqu’au château; les paysans eux-mêmes avaient pris un air d’hostilité. Dénoncé sans doute aux comités révolutionnaires comme ennemi de l’ordre nouveau, comme noble et père d’émigrés, le marquis Alexis avait été arraché au Villard, dépouillé de ses biens par le séquestre, traîné à Chambéry avec sa famille et jeté dans les prisons où s’entassaient les suspects confondus avec les malfaiteurs. De là à l’échafaud il n’y avait qu’un pas. « O mon ami, écrivait l’exilée de Lausanne qui venait d’apprendre ces scènes par Mme de Maistre récemment évadée de Chambéry sous un déguisement, — ô mon ami, il faut que j’ajoute une nouvelle douleur à toutes celles qui vous poignent. Votre père est en prison et traité comme par ces temps-ci sont traités tous ceux qui ressemblent au bon Dieu. L’infâme commune s’acharne sur ses cheveux blancs. Votre mère et votre sœur sont aussi en prison, mais moins durement. La pauvre Maistre m’a rapporté ces affreuses nouvelles ; son voyage ressemble à la fuite en Égypte. C’est à pied et à travers les montagnes qu’elle a fui les abominations de notre pays. » C’était un coup de plus, — de sorte que rien ne manquait. Henry Costa sentait tous les aiguillons à la fois, et ainsi assailli de toutes parts il pouvait répondre : « La prison et puis l’échafaud pour mon père, pour moi et pour Eugène la mort dans les neiges, pour vous la mort du désespoir; mais pour nos enfans que rien de tout cela ne tuera, quel sera leur avenir? »

Cette révolution, dont il a salué l’aurore et qui l’accable maintenant, le marquis Henry n’a aucune raison de l’aimer. Il n’en voit que les côtés sombres, il n’en connaît que les fatalités ; mais en même temps, jeté dans l’autre camp, faisant chaque jour son devoir de soldat, il est loin d’avoir le fanatisme de la cause dont il est tout à la fois le champion intrépide et la victime volontaire. Il n’a d’illusions ni sur les princes, ni sur les politiques d’émigration, ni sur les généraux de cour, ni sur les combinaisons par lesquelles on croit vaincre la France, ni sur l’issue définitive de la lutte. Il a des éclairs de sagacité inexorable, et c’est là justement ce qu’il y a de tragique dans cette âme d’élite; c’est ce qui fait l’originalité morale de cet « homme d’autrefois, » adversaire d’une révolution dont il sent la puissance, soldat pathétiquement résolu d’une cause dont