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À cette époque, Lausanne était un camp d’émigration, le refuge d’une société de femmes et de vieux gentilshommes, réunis un moment, — ils le croyaient ainsi, — pour laisser passer la giboulée révolutionnaire, et portant sur cette plage de naufragés des illusions naïves, des misères souvent touchantes, des frivolités ou des ridicules d’ancien régime. Mme de Costa n’était qu’une naufragée de plus. Lausanne était ce qu’elle appelait une station de son calvaire. Elle habitait, avec ses enfans et une vieille domestique fidèle à l’infortune, « une chambre avec des carreaux rouges, des rideaux fanés, trois chaises de crin, un vieux poêle blanc et une petite table » sur laquelle elle écrivait. — « Que m’importe tout cela! ajoutait-elle. Cependant, Henry, j’ai là sous ma fenêtre un pauvre petit rosier venu par hasard au milieu des orties comme ton image au milieu de mes larmes, mon mari bien-aimé!.. » Elle vivait perpétuellement agitée, tantôt trompée par les vaines espérances auxquelles se laissaient aller les émigrés, tantôt ramenée à la réalité terrible, et toujours la pensée, les regards tendus vers les Alpes, vers les absens. La marquise Costa n’avait pas seulement les peines morales de l’exil, elle finissait par arriver à un véritable dénûment, à de cruelles détresses. De ce qu’elle avait pu emporter de Beauregard il ne restait plus rien; ressources, crédit, étaient épuisés. Un jour elle se trouvait presque sans asile. « Sans Maistre, écrivait-elle à son mari en lui racontant ces misères de l’exil, sans Maistre, qui nous a recueillis, il nous eût fallu coucher sur les cailloux de la route, et je mourais de froid. Oh ! mandez-moi de vous aller rejoindre; je n’ai ni semailles ni moissons à faire ici, il me faut bien aller chercher mon blé en Égypte. — On ne parle que de guillotinés : l’un assure oui, l’autre non. Mme d’Argouges et Mme de Talmont sont tombées ici en sabots, sans linge, juchées sur des tonneaux dans un char. C’était une pitié, cela m’a fait pleurer... La mère est surtout infiniment grande dans le malheur. Mme de Talmont m’a priée de lui procurer à travailler ; elles sont éclairées avec des bouts de chandelles qu’elles arrangent avec plus de courage que moi. Je ne sais où j’en suis... » Elle avait fini par être si pauvre qu’elle ne pouvait pas même envoyer ses enfans dans une école. « Les enfans s’abêtissent de toutes ces impossibilités, écrit-elle un jour tristement. Qu’y faire? mon ami, je n’ai pu songer aux écoles, l’argent est trop rare... » Et chacun de ces accens douloureux allait retentir au loin dans l’âme de celui qui était sous les armes.

Ce n’est pas tout. Pendant que la malheureuse femme passait ainsi par toutes les anxiétés à Lausanne, le moment venait où la révolution montait jusqu’au Villard; elle allait atteindre le père d’Henry Costa, le vieux marquis Alexis, dans son aire presque inaccessible.