Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un jeune vainqueur qui va être l’arbitre du monde. Dans toutes les positions, à travers toutes les vicissitudes, il reste ce qu’il est, un de ces hommes qui ne mesurent pas leur courage aux chances de succès, qui semblent faits pour souffrir de tout, peut-être même, si l’on veut, pour ajouter aux souffrances réelles par ce don fatal d’une sensibilité fière et d’une clairvoyance désabusée.

Ces quatre années sont le drame poignant d’une âme d’élite aux prises avec toutes les épreuves, avec toutes les contradictions de la destinée. Dès les premiers momens, la révolution, portée par la conquête à Chambéry, crée à Henry Costa une situation pleine d’angoisses en ouvrant pour lui la douloureuse série des conflits intimes. Elle menace les officiers de Savoie qui ont suivi l’armée royale de toutes les rigueurs des lois sur l’émigration s’ils ne désertent pas le drapeau de leur jeunesse, s’ils ne rentrent pas aussitôt dans leur province, et à cette sommation le marquis Henry répond avec autant de simplicité que de noblesse : « Il est de la morale de tous les pays de ne point abandonner en temps de guerre les drapeaux auxquels on a été attaché et que l’on a suivis en temps de paix. J’encourrais la mésestime de ceux-là mêmes qui me rappellent si je faisais à cet égard violence à mes principes; mais, après avoir motivé ainsi le parti que je prends de différer mon retour, parti dans lequel n’entrent pour rien l’ambition, le ressentiment et l’orgueil, je déclare que je rejoindrai mes foyers dès que je pourrai le faire avec honneur... » Et en même temps il écrit à sa femme : « Fuyez si vous le pouvez. C’est de la ruine ou de la mort qu’il s’agit. Pour nous, mon amie, tout est consommé, mais je reste : spoliatis arma supersunt! Laissons au moins intact l’honneur de la maison à l’enfant dont je me suis fait l’aide de camp... » Dès lors en effet tout était consommé pour lui. Il n’y avait qu’un émigré de plus ayant ses biens confisqués, sa maison de Beauregard pillée et incendiée. La révolution avait commencé par le séparer des siens et de la terre natale en le dépouillant. Elle l’atteignait dans ses intérêts comme dans ses sentimens les plus inviolables, et tandis que, perdu sur les Alpes, au milieu des neiges et des misères de bivouac, il se trouvait presque sans ressources, réduit souvent à vivre de la petite solde de son fils, le reste de la famille subissait la dispersion et la ruine. Sa femme, avec ses autres enfans, n’échappait aux persécutions qu’en s’en allant à Lausanne, sous la protection de Joseph de Maistre, qui lui-même passait ces années d’épreuve dans la ville suisse avec une mission de diplomatie libre ou d’observatron politique qu’il avait reçue de son roi. « Maistre me veut à Lausanne, écrivait la marquise à son mari ; que sa volonté soit ! Il me parle d’ailleurs en votre nom... »