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et française par la contagion des idées, avant de le devenir par l’invasion armée et l’annexion, avant d’être, pour ainsi dire, absorbée à son tour dans le grand et redoutable drame.

Au premier moment, pour des esprits comme Joseph de Maistre et le marquis Henry Costa, l’impression avait été vive. C’était entre les deux amis l’objet de controverses animées. De Maistre, quoiqu’il eût été franc-maçon et qu’il eût parlé fort librement devant le sénat de Chambéry du moyen âge, de la noblesse, même du clergé, De Maistre ne tardait pas à éclater et à s’indigner. Il se laissait aller volontiers à ce torrent d’éloquence familière qui se composait de théories providentielles, de prophéties menaçantes et de violences sarcastiques. Il n’avait pas assez peu de génie pour traiter légèrement la révolution française; il en était déjà, dans l’intimité, aux idées qu’il ne devait exprimer que quelques années plus tard dans ses Considérations. « Que vous dirai-je? écrit-il un jour de 1789... Ma tête fermente toujours sur toutes ces affaires au point que quelquefois je n’en dors pas. Jamais spectacle plus intéressant n’a frappé le genre humain... » Il avait dans l’intimité des traits de passion et de génie, des vues perçantes sur ces événemens de France, qu’il appelait « un sermon terrible que la Providence prêche aux rois, » sur les œuvres de cette assemblée réformatrice de Versailles, qui n’était dans son langage que « le grand tripot du manège. » Il se sentait révolté moins par les incendies et les pillages que par les égaremens d’esprit public et d’opinion. « La France est pourrie, s’écriait-t-il, voilà l’ouvrage de ces messieurs, et ce qu’il y a vraiment de déplorable, c’est que le mal est contagieux et notre pauvre Chambéry déjà bien taré!.. »

Henry Costa ne partageait ni ces idées ni ces colères; il était d’esprit et de cœur avec cette noblesse libérale qui subissait la magie du temps, qui saluait la révolution naissante pour ses promesses, et aux objurgations de Joseph de Maistre il répondait : « Pourquoi vous glacer de l’avenir? Croyez que ces discussions de Versailles qui vous enfièvrent ne peuvent produire qu’un nivellement heureux parmi les hommes qui, malgré vous, veulent le bien de la France... Il faut, dites-vous, aux députés une force d’âme peu commune pour se raidir contre le courant, pour se soustraire aux séductions d’une popularité que vous appelez trop facile; mais indiquez-moi où dans tout ceci finit la vérité, où commence l’erreur?.. » Un autre jour de ce prodigieux été de 1789, étant à Grenoble, au milieu de l’émotion universelle, il écrivait à son terrible ami : « J’ai dîné chez M. le président de La Coste et j’ai entendu dire de ce qui se passe à Versailles force bêtises d’un ton tranchant et doctoral. Pour moi, je n’eusse point hésité,