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Joseph de Maistre était l’hôte le plus intime de la maison ; il allait souvent à Beauregard; il y passait des semaines, des « momens heureux» en conversations inépuisables, toujours pleines de feu, où son esprit éclatait au choc de la contradiction, où semblait s’essayer et se révéler dans Fin limité « l’homme aplati jusque-là sous l’énorme poids du rien. »

Lorsque quinze ans avant la fin du siècle cette société d’autrefois vivait encore et gardait je ne sais quelle grâce imposante, jusque dans son déclin, lorsque dans un coin de la Savoie, au Villard ou à Beauregard ou à Chambéry, se déroulaient ces existences paisibles, qui aurait dit qu’avant peu de tout cela il ne resterait que des ruines ou des souvenirs? Qui aurait pu prévoir que la tempête humaine déchaînée à Paris monterait jusqu’au Villard, qu’elle irait saccager Beauregard, que la Savoie allait changer de maître et que le monde allait changer de face, que Joseph de Maistre serait jeté à Saint-Pétersbourg et que le marquis Henry Costa combattrait obscurément, douloureusement dans les Alpes? C’est là cependant ce qui se cachait sous un voile prêt à se déchirer, ce qui allait devenir la plus terrible réalité.

Déjà, tandis que l’impétueux De Maistre passait les « soirées heureuses, » dont il a parlé, — « les pieds sur les chenets, pensant tout haut, rasant mille sujets à tire d’aile, » et trouvant dans son ami Henry Costa ce qu’il appelait un « animateur, » l’orage montait de toutes parts. Au signal parti de Vizille et bientôt suivi de la grande explosion de 1789, la Savoie avait pris feu comme la province sœur, le Dauphiné, comme la France. Le frisson électrique courait à la frontière, de village en village. « On sonna la joie de clocher en clocher jusqu’aux sources de l’Isère et de l’Arc, » dit un historien de la Savoie, M. Victor de Saint-Genis. Les femmes prenaient les couleurs du Dauphiné, aurore et bleu. A mesure que la crise se précipitait et s’aggravait en France, la Savoie, exaltée par la fièvre des nouveautés et la fascination des événemens, agitée par l’émigration qui allait chercher à Chambéry un Coblentz des Alpes, mal contenue par le faible gouvernement de Turin, la Savoie entrait de plus en plus dans le mouvement. Sans avoir par elle-même des griefs contre sa noblesse et ses princes, qui n’étaient pas impopulaires, sans avoir à se plaindre d’abus d’ancien régime et de féodalité dont la réforme avait commencé depuis longtemps, elle subissait l’impulsion; elle suivait avec un intérêt passionné tous les événemens, la transformation des ordres, l’exil de M. Necker, les séances de l’assemblée constituante, les fédérations, les élections universelles, l’irrésistible marche d’une démocratie victorieuse. La Savoie, en un mot, devenait révolutionnaire