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il avait emporté l’image dans son esprit en retournant dans ses Alpes, au Villard.

C’est de la vieille demeure de famille que, quelques années après, il était parti de nouveau, et cette fois pour faire comme tous les fils de Savoie, pour prendre du service dans l’armée. Avec sa naissance et son instruction, il n’avait pas eu beaucoup de peine à conquérir son brevet d’officier. Il était entré comme sous-lieutenant dans ce qu’on appelait la « légion des campemens,» un « corps de topographie militaire » ou d’état-major. Il s’était promptement signalé par sa coopération à une carte de la Savoie et du Bugey, où, l’artiste aidant, l’officier avait dessiné dans un coin le roi et ses aides de camp à cheval au milieu d’un paysage alpestre. Il avait passé cinq années au service, dans un travail assidu, dans l’étude du métier des armes; mais la vie de garnison lui avait bientôt pesé. Aucune occasion de guerre ne pouvait le tenter ou le retenir pour le moment, il avait fini par songer à quitter le service, à se fixer dans son pays, — et c’est encore au Villard qu’il était revenu célébrer les fêtes de son mariage avec une de ses cousines du Dauphiné, fille du comte de Murinais, tué à l’armée du maréchal de Contades.

Le mariage avait été arrangé de cette façon piquante et aisée qui relevait tout autrefois. Un jour le chevalier de Murinais, tuteur et second père de sa nièce, avait écrit à sa sœur, la marquise de Costa : « Chère sœur, si tu voulais de ma fille Geneviève pour fille, j’irais te demander ton fils Henry pour fils. » La nouvelle mariée, avec peu de beauté et quelques années de plus que son cousin, avait les qualités attachantes d’une nature généreusement et délicatement passionnée. Le marquis Henry, quant à lui, avait alors vingt-cinq ans, l’âge de cette première maturité qui commence à être grave et à qui tout sourit encore. Il avait la force de la jeunesse, un cœur bien fait, une âme droite et sincère, un esprit juste et brillant, à la fois réfléchi et enjoué. En changeant d’existence, il se trouvait bientôt conduit à choisir une demeure nouvelle, à se transporter dans un autre domaine de famille, à Beauregard, aux bords du lac de Genève, en face de la rive suisse de Nyon et de Lausanne. Ce n’était plus ce nid d’aigle du Villard entre les rochers des Alpes ; Beauregard, avec ses vues sur le Léman sillonné par les barques aux voiles blanches, avec ses pelouses allant se fondre dans les eaux du lac, avec ses arbres séculaires, ses « promenades infinies » et ses vieilles murailles couvertes de lierre, Beauregard était une résidence charmante. Là vivait désormais le marquis Henry, formant une famille nouvelle, voyant les enfans naître et grandir autour de lui, lié d’amitié avec quelques-uns de ses compatriotes, surtout avec Joseph de Maistre, magistrat à Chambéry, sénateur de Savoie.