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idée de résistance? D’ailleurs, à lire ses propres mémoires, ce n’était pas l’abattement de la population qui était à craindre, c’était l’exaltation de la populace. La plupart de ceux qui restaient encore à Moscou étaient des gens qui n’avaient rien à craindre et rien à perdre. Rostoptchine raconte lui-même qu’il découvrit un complot ayant pour but de sonner le tocsin à tous les clochers de la ville, de mettre le feu partout et de saccager les maisons des riches : pour empêcher de sonner les cloches et fermer les portes des clochers, il dut faire réparer quatre-vingt-treize serrures et fabriquer quatre-vingt-treize clés. Il raconte que l’avocat Naoumof avait enrôlé tous les laquais de Moscou afin de commencer un pillage général, et que la vie même du gouverneur fut par lui menacée. Les laquais, les serfs, tout le bas peuple, étaient déjà enflammés de la soif du pillage, et, dit Wolzogen, « d’un âpre désir de faire le mal pour le mal et d’une haine féroce contre les riches. » Et c’était sur ces élémens incendiaires que Rostoptchine, après avoir négligé d’organiser une milice régulière, laissait tomber ses appels aux armes ! c’était à de tels hommes qu’il distribuait une partie des fusils de l’arsenal ! Tous les contemporains sont d’accord sur ce point : l’effet de ses dernières proclamations fut désastreux, les habitans paisibles tremblèrent, et la canaille redoubla d’excès. On commença par piller les cabarets de la couronne. Vainement le gouverneur ordonna de fermer les cabarets, puis de répandre les tonneaux d’eau-de-vie, le désordre continua; on vit les moujiks lécher l’alcool sur le pavé et se vautrer ivres morts dans les ruisseaux.

Ces scènes révoltantes furent éclairées, dans la nuit du 13 au 14, par une double lueur qui embrasa le couchant, une double aurore, reflet des bivouacs de l’armée française et de l’armée russe. Koutouzof, à ce moment, ne pouvait demander qu’une seule chose à Rostoptchine : c’est que la ville restât paisible pendant que ses troupes la traverseraient, qu’aucun désordre ne vînt jeter le trouble et la démoralisation dans leurs rangs, qu’on ne donnât aucun prétexte aux Français qui entraient sur les pas de l’arrière-garde russe. Une collision eût entraîné, non-seulement l’incendie de la ville, mais la destruction de cette arrière-garde. Rostoptchine ne sut pas même assurer le calme dans cette solennelle journée qui vit l’abandon de Moscou. Koutouzof s’était posé cette douloureuse alternative : « Sauver Moscou ou sauver l’armée? » Rostoptchine faillit entraîner celle-ci dans la ruine de celle-là. Ses proclamations capiteuses et l’eau-de-vie des cabarets continuaient à agir sur la populace. On pilla Moscou sous les yeux des soldats russes, dont plusieurs milliers se débandèrent pour avoir part au butin. Une centaine de moujiks, avec les fusils de l’arsenal, ivres d’alcool, se barricadèrent dans le Kremlin, reçurent à coups de fusil l’avant-garde