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la capitale? J’attends avec impatience une réponse de votre excellence. » À cette pressante invitation, que va répondre Rostoptchine? Il avait dit tant de fois qu’il n’avait qu’à crier : En avant la droujina de Moscou ! Et quand on le prie de faire avancer la droujina de Moscou, il se fâche et déclare que c’est là une mauvaise plaisanterie, vu qu’il n’existe pas de droujina. « Koutouzof, raconte-t-il dans ses mémoires, devait pourtant bien savoir que Moscou était déserte et qu’il n’y restait pas 50,000 habitans. Je ne lui répondis rien et pour la première fois je songeai au salut de ma famille. » Koutouzof n’était cependant pas en position de faire des plaisanteries, bonnes ou méchantes ; il était excusable de compter sur une force qui avait tant de fois figuré dans les lettres et les proclamations de Rostoptchine ; si peu instruite qu’on la supposât, elle eût cependant suffi à inquiéter les 20,000 hommes que Napoléon avait aventurés sur la route de Zvénigorod ; 80 ou 100,000 gardes nationaux, même les plus mal exercés, font toujours quelque effet sur un champ de bataille. Koutouzof ne pouvait pas supposer que Rostoptchine, après avoir engagé les femmes à partir et les hommes à rester, n’avait pas su obtenir complètement aucun de ces deux résultats. Ce n’était pas sa faute si l’opoltchénié tout entière se réduisait aux 10,000 hommes mal armés qui avaient figuré à Borodino; si d’une population de 400,000 âmes, ayant à sa disposition les fusils et les canons de l’arsenal, Rostoptchine n’avait pas su mettre sur pied un seul bataillon; si, pour assurer le bon ordre, il avait dû retenir à Moscou un régiment de cavalerie qui eût été plus utile ailleurs; s’il n’avait songé ni à creuser des fossés, ni à élever des remparts autour de la ville, pour arrêter au moins les coureurs de l’ennemi et offrir un appui à l’armée russe. Même dans ce malheureux siège de Paris en 1870-1871, on a vu ce qu’il est possible de faire, dans les circonstances les plus défavorables, avec les ressources d’une grande ville. Rostoptchine n’a su opposer à l’ennemi que ses affiches belliqueuses et sa rhétorique humoristique. Est-il étonnant que Koutouzof l’ait reçu si froidement à son quartier général, et qu’après s’être assuré de la vanité des espérances qu’il avait mises en lui^ il ait renoncé au projet, un moment discuté, de livrer bataille en vue de Moscou?

Au fond, si Rostoptchine n’a rien essayé de tenter avec les Moscovites, ce n’est pas seulement défaut de capacité, c’est aussi parce qu’il était l’homme d’un autre temps. Malgré ses prétentions au rôle de grand seigneur populaire, il ne croyait pas aux peuples, que cependant la maison de Habsbourg avait déjà invoqués en 1809 dans sa lutte contre Napoléon et qu’Alexandre Ier allait appeler à l’aide en 1813. Au fond, il regardait la plèbe moscovite comme un monstre furieux et stupide, qu’il fallait contenir avec des agens de