Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

près, les trésors des églises, les ornemens d’or et d’argent, les archives les plus importantes de l’état, tout est parti. Beaucoup de propriétaires ont déjà enfoui ce qu’ils avaient de plus précieux. Il ne reste à Moscou que 50,000 personnes de la condition la plus misérable et qui n’ont pas d’autre asile. » Voilà les propos que tenait Rostoptchine le 13 au matin. Comment expliquer la surprise qu’il éprouva le soir en recevant la dépêche de Koutouzof?

Il me semble que l’explication n’est pas difficile à trouver. Rostoptchine, bien qu’il s’attendît à l’abandon de la ville, n’avait pas encore pris toutes les mesures de sauvetage nécessaires. Peut-être sa dévorante activité était-elle plus apparente que réelle. Pour veiller à l’exécution de ses ordres, ce n’était pas une idée heureuse que de s’installer à sa maison de campagne; cette circonstance compliquait ses rapports avec les plus dévoués de ses agens; Glinka ne peut avoir de voiture et il est obligé d’emprunter des bottes à un bon citoyen. Le comte Feodor, avec sa manié de police et de commérage, avec le temps perdu à tracasser les martinistes, à surveiller son cuisinier, à aiguiser des lazzis contre les Français déportés, à composer des affiches, des pamphlets et de fausses légendes, s’est trouvé empêché de vaquer à des soins plus importans. Le 13, il avait dit à Ermolof : Tout est parti; le même jour il écrivait à l’empereur : Tout a été emmené. Et c’est quelques heures après cette première lettre qu’il en écrivait une seconde à l’empereur, celle-ci pleine de colère et de dépit contre Koutouzof. Que s’était-il donc passé dans l’intervalle? C’est que Rostoptchine, tout en croyant à l’abandon de Moscou, s’était imaginé avoir plus de temps devant lui : supposition absurde, puisque l’armée russe était en vue de Moscou et qu’on entendait déjà le canon de l’armée française. C’est que tout n’était pas parti, tout n’était pas emmené. Il restait encore à Moscou 10,000 blessés russes, dont le plus grand nombre devait périr pendant l’incendie. Il restait encore d’immenses approvisionnemens en alcool et farines, qui tombèrent pour la majeure partie aux mains des Français. Il restait encore dans la ville 50,000 ou 60,000 habitans, entre autres toute la colonie française, que Rostoptchine n’eût pas manqué de faire partir s’il en avait eu le loisir. Il restait encore à l’arsenal du Kremlin, au témoignage de Napoléon, 150 pièces de campagne, 60,000 fusils, 160,000 cartouches et tant de poudre, de soufre et de salpêtre, que les Français furent obligés d’en détruire quand ils eurent recomplété leurs approvisionnemens. Vainement Rostoptchine déploya pendant la nuit du 13 au 14 une remarquable activité : il ne put que sauver quelques images miraculeuses laissées dans les églises, détruire quelques magasins; comme lui-même s’était opposé à l’émigration pendant assez