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sera-t-elle livrée? avec du sang ou sans sang? (s kroviou ili bez krovi.) — Bezkrovi (sans sang!), répondit laconiquement le comte. — Sur ce mot, Glinka se leva, et, montrant la carte de Russie, il dit : — L’abandon de Moscou l’isole de nos provinces du sud. Mais où l’armée prendra-t-elle position pour défendre celles-ci? — Sur la route de Kalouga, là où est mon village de Voronovo : je le brûlerai. — Ensuite Rostoptchine se leva du divan, alla à son bureau et, au courant de la plume (liétoutchim pérom), écrivit l’appel aux Trois-Montagnes. Il donna cette proclamation à Glinka en le chargeant de la faire imprimer et ajouta : — Il n’y aura rien aux Trois-Montagnes; mais c’est pour donner à entendre aux paysans ce qu’ils auront à faire quand l’ennemi aura pris Moscou. — Rostoptchine remit ensuite à Glinka une assez forte poignée de billets de banque en lui disant : — L’empereur sait que vous avez tout sacrifié, tout donné. Voici pour le voyage de votre famille. — Je n’accepterai pas d’argent, répondit le publiciste; mais, pour me mettre en état d’exécuter plus promptement les ordres de l’empereur, ordonnez qu’on mette une voiture à ma disposition. A travers Moscou déserte, je suis venu à pied jusqu’à votre campagne. Un bon citoyen m’a prêté ses voïlotchi (bottes de feutre). »

Que faut-il conclure de ce récit? Que, dès le 11 au matin, Rostoptchine n’avait plus d’illusions. Or, ce qu’il vit, le 13 au matin, dans le camp de Koutouzof était-il fait pour lui rendre l’espérance? Est-il vrai que le généralissime lui ait promis de livrer une dernière bataille? Cette conversation ayant eu lieu entre ces deux hommes seulement, à l’écart, comme le dit Rostoptchine, nous ne pouvons contrôler que par des moyens indirects l’affirmation du comte Feodor. Ne résulte-t-il pas de son récit même que personne à l’armée ne croyait la bataille possible, au moins dans la position occupée par l’armée? Barclay de Tolly ne lui a-t-il pas dit : « La seule chose que je désire, c’est d’être tué si l’on veut faire la folie de se battre où nous sommes? » Bennigsen ne lui a-t-il pas déclaré qu’il ne croyait pas à une bataille, et que le désarroi de l’armée rendait la retraite inévitable? Il y a plus : d’autres témoignages montrent qu’à ce moment même, aussitôt après son entrevue avec Koutouzof, Rostoptchine était de ceux qui ne croyaient pas à la bataille. « Si l’on me consultait, dit-il à Eugène de Wurtemberg, je n’hésiterais pas à dire : Brûlez la capitale plutôt que de la livrer à l’ennemi ! » Il fut encore plus explicite avec Ermolof : « Je ne vois pas pourquoi vous vous mettez si fort en peine de défendre Moscou à tout prix; si l’ennemi l’occupe, il n’y trouvera rien qui puisse lui servir. Les objets précieux, appartenant à la couronne, et tout ce qui a quelque valeur, a déjà été emmené. A peu d’exceptions