sur pied 600,000 grandes barbes, plus 300,000 soldats au menton rasé, plus 200,000 vétérans. Tous ce sont des héros : ils croient à un seul Dieu, obéissent à un seul tsar, se signent d’une seule croix : ce sont tous des frères. Et si cela plaît à notre père et tsar, Alexandre Pavlovitch, il n’a qu’à dire un mot : Aux armes les chrétiens ! Et tu en verras sortir de terre à ne plus voir la lumière du ciel. Et quand même tu battrais l’avant-garde ? prends-en à ton aise ! les autres te pousseront une telle chasse qu’on s’en souviendra dans les siècles des siècles. Venir chez nous ! allons donc ! Non-seulement la tour d’Ivan le Grand, mais la colline des Prosternations, tu ne les verras point, pas même en rêve. Nous prendrons la Russie Blanche, et c’est dans la Pologne que nous t’enterrerons. Comme on fait son lit, on se couche. C’est pourquoi, réfléchis, n’avance pas, ne commence pas la danse. Demi-tour à droite, rentre chez toi, et de génération en génération rappelle-toi ce que c’est que la nation russe ! » Ayant tout dit, Tchikhirine s’en alla gaillardement en chantant : « Dans la campagne se dressait un bouleau… » Et le peuple le regardait s’éloigner et disait : « D’où qu’il vienne, voilà qui est parlé. Pour la vérité, c’est la vérité, »
Rostoptchine savait faire parler les Tchikhirine quand ils avaient bu « un coup de plus qu’à l’ordinaire ; » il savait aussi faire parler les saints, évoquer les bienheureux de leur cercueil d’argent massif, inventer des légendes pieuses et, sans garantie du saint-synode, ajouter des chapitres à l’hagiographie de la Russie : « Après la bataille de Borodino, raconte-t-il dans ses mémoires, je cessai de recourir aux petits moyens pour distraire le peuple et occuper son attention. Je dois le reconnaître, ces moyens étaient usés. Il fallait un terrible effort d’imagination pour trouver quelque chose qui pût émouvoir la foule, et le succès en paraissait douteux. Les plus ingénieuses tentatives ne réussissaient pas toujours, tandis que les plus grossières inventions avaient un effet surprenant. Au nombre de ces dernières il faut bien compter une histoire de ma façon, répandue à profusion dans le peuple, et dont je fis tirer en un seul jour jusqu’à 5,000 exemplaires, à 1 kopek la pièce. Là je racontais que le métropolite Platon avait rencontré un moine très âgé qui s’était approché respectueusement, lui avait demandé sa bénédiction et lui avait dit qu’il s’en retournait pour combattre avec les Russes. Ayant ainsi parlé, il disparut à la vue de tous, laissant derrière lui une trace lumineuse. On pense bien que c’était saint Serge, qui avait été moine du couvent de Troïtsa, où reposent encore ses os ; il avait combattu dans l’armée de Dmitri Donskoï contre le khan des Tatars, Mamaï, et était revenu vainqueur. » M. Popof reproche avec raison à l’homme russe par excellence de savoir mal l’histoire de son pays : jamais saint Serge ne combattit dans l’armée