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les a-t-il comptés ? Ils n’ont sans doute existé que dans l’imagination de ce malheureux, peut-être dans celle de Rostoptchine. Il est remarquable que, dans ses mémoires de 1823, le comte Feodor attribue aux tailleurs de Moscou ce goût pour les bains de sang français, que lui-même en 1812 manifestait si vivement, à en croire Domergue. N’y a-t-il pas une interversion dans ses souvenirs, une confusion du moi et du non-moi dans son intellect? Et pourtant, assure-t-il dans ses mémoires, c’est le complot des tailleurs qui le décida à faire déporter Armand Domergue et ses compagnons. Il allègue pour justifier ce tyrannique procédé les passions sanguinaires du peuple russe. Or M. Popof s’inscrit en faux contre un propos qui serait une calomnie à l’adresse de sa nation. Il cite un passage de Glinka où celui-ci donne au gouverneur le démenti le plus formel et le plus topique : « Vers cette époque, le comte, pris de je ne sais quelle lubie, s’avisa d’exporter de Moscou un certain nombre de Français... Les calembours que se permit le comte n’étaient pas une plaisanterie pour ces infortunés ; ils craignaient peut-être que le peuple, lorsque Napoléon entrerait à Moscou, ne portât les mains sur eux. Pour moi, j’ai vécu bien près du peuple, je me suis mêlé à lui dans les rues et sur les places, dans tous les quartiers de Moscou et toute la banlieue de Moscou, et je puis en attester le Dieu vivant, jamais les fils de la Russie n’ont ressenti cette haine forcenée contre les étrangers. » On en croira peut-être plus volontiers le bourgeois Glinka que l’ancien favori Rostoptchine. Ce témoignage du publiciste moscovite donne une valeur nouvelle à celui de Domergue, que ses mésaventures ne rendaient pourtant pas indulgent pour le caractère russe. Parlant de la proclamation où. le gouverneur invite les moujiks à « empoigner par le toupet » tous ceux qui diraient du bien de Napoléon, Domergue ajoute: « Cette brutale invitation eut peu de succès dans la multitude ; mais elle fut suivie d’insultes publiques dirigées par des agens provocateurs contre quelques Français et Allemands inoffensifs. » L’auteur anonyme de l’Histoire de la destruction de Moscou, officier allemand au service de la Russie et témoin oculaire des événemens, signale également la police ombrageuse de Rostoptchine et le zèle intempestif de ses agens : répandus constamment dans les cafés et les cabarets, prêtant l’oreille à toutes les conversations, comprenant fort mal les langues étrangères, ils faisaient à tort et à travers des arrestations. Un tailleur allemand, pour calmer un peu les terreurs de ses interlocuteurs russes, s’avisa de dire : « Qu’avez-vous à craindre ce drôle-là? S’il vient chez moi, je l’inviterai à dîner! » Sur ce mot, la police jugea qu’il était partisan de Napoléon; il fut arrêté, fouetté et envoyé en Sibérie.