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publiques, acteurs du théâtre français de Moscou, ne pouvaient ressentir au même degré les passions qui animaient les Français de la grande armée ou de la mère patrie. Il y avait là des hommes établis en Russie depuis si longtemps qu’ils devaient considérer avec une certaine impartialité les événemens. D’autres étaient résolument hostiles à l’état de choses issu de la révolution : le nombre était grand de ceux qui avaient cherché contre elle un refuge en Russie. L’abbé Surugues, l’émigré d’Ysarn, qui nous a laissé une relation sur 1812, et combien d’autres ! étaient fort loin de sympathiser avec Buonaparte. En revanche les sentimens révolutionnaires ou napoléoniens que nourrissaient un certain nombre de Français étaient partagés par des étrangers appartenant à d’autres nationalités. Napoléon avait des admirateurs et des partisans parmi les Allemands et les Italiens de Russie, comme il en avait en Italie et en Allemagne. Lorsque le patriotisme du peuple se trouva surexcité par l’invasion, dans une grande ville comme Moscou il était difficile qu’il ne se produisît pas quelques scènes de désordre. Quatre jours après le départ d’Alexandre, Rostoptchine lui écrivait : « Tous ces jours-ci, il y a eu des histoires dans les rues, mais heureusement la police a rétabli l’ordre ; tout s’est borné à quelques horions reçus par des étrangers ou par des gens que l’on prenait pour tels. » On lit dans une seconde lettre au comte Tolstoï : « Les armemens vont ici leur train : tout est tranquille comme chez vous ; seulement je suis obligé de commencer à cingler les Français. »

Quels étaient donc ces Français que Rostoptchine se croyait obligé de cingler ? Un passage de ses mémoires peut servir de commentaire à cette lettre : « Un chirurgien allemand s’avisa de faire aux gens de sa maison le tableau du bonheur qui les attendait sous la domination de Napoléon. Un des serviteurs de cette maison, appelant les autres à son aide, livra cet homme au peuple. Je fis appeler ce serviteur fidèle et, en présence d’une foule nombreuse, je lui donnai mille roubles de récompense et ordonnai de mettre le chirurgien en prison. J’avais pris à mon service un cuisinier français qui m’avait déjà servi à Saint-Pétersbourg. Ses aides de cuisine le dénoncèrent comme partisan de Napoléon. Je chargeai deux employés de police de le surveiller, et, quand on se fut assuré de la véracité de cette dénonciation, je le fis arrêter, juger et déporter à Perm. » Rostoptchine ne dit pas tout. Sous cet euphémisme, arrêter et juger, se cache une histoire fort triste, sur laquelle les mémoires du chevalier d’Ysarn ont fait la lumière. Il y a trente-sept ans, vivait à Kazan un vieux Français qui avait établi là une confiserie. C’était Arnold Tournay, l’ancien cuisinier du comte Feodor. Il n’aimait pas à parler du supplice ignominieux que