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alors un frémissement de terreur : « Nous ne devons nous effrayer de rien, Moscou sera livrée ! — Qui vous l’a dit ? comment le savez-vous ? » interrompent quelques voix. Glinka est lancé à fond et continue intrépidement : « Savez-vous que d’abord, du Niémen à Moscou, il n’existe aucune défense naturelle, aucune défense artificielle contre un ennemi formidable ? D’ailleurs toutes les chroniques nationales portent ce témoignage : c’est le sort de Moscou de souffrir pour la Russie. Enfin (Dieu veuille que mes paroles se réalisent !) la perte de Moscou sera le salut de la Russie et de l’Europe. « Il en était là de sa harangue quand le comte Rostoptchine fit son apparition dans la salle, accompagné du secrétaire d’état Schichkof, qui commença la lecture du manifeste impérial.

Glinka s’était laissé emporter à son ardeur ; la réflexion vint après. Il rentra chez lui un peu inquiet : « Comme je l’avais prévu, dit-il, je trouvai ma pauvre femme tout en larmes. Quelques amis, qui avaient entendu mon discours dans l’assemblée, l’avaient effrayée en lui assurant que cela ne pouvait se passer comme cela. — Prie ! dis-je à ma femme éplorée. Je sais bien qu’on me fera appeler ; prépare donc à tout hasard un gilet blanc et une cravate blanche ; si on m’appelle, j’irai en frac ; cet uniforme ne me va pas, je m’y trouve ridicule, et les autres en rient. » Glinka n’était pas sans avoir entendu parler des deux télègues de Rostoptchine ; sa femme savait sûrement qu’il était déjà sous la surveillance de la police. L’empereur venait de quitter la ville en laissant, à ce qu’on racontait, des pouvoirs extraordinaires, même des blancs-seings, au comte. Dans la petite maison de la rue Tichina, près du pont de Dragomilof, on ne s’attendait donc à rien de bon. Le 19 juin, un officier du gouverneur se présente chez Glinka. « Je m’en doutais, dit-il à sa femme, mets-toi en prière. » Il part ; on l’introduit dans le cabinet de son excellence. Rostoptchine s’avance vivement au-devant de lui et dit : « Oublions le passé ; maintenant c’est du salut de la patrie qu’il s’agit ! » et, prenant sur son bureau une décoration et un papier, il continue : « L’empereur vous nomme chevalier de Saint-Vladimir de quatrième classe ; il veut récompenser votre amour de la patrie, suffisamment prouvé par vos écrits et vos actions ; c’est ainsi que s’exprime le rescrit avec la signature autographe du souverain : voici la décoration et voici le rescrit. » Rostoptchine accompagne ses félicitations d’une accolade, et un aide de camp du gouverneur attache la croix sur l’habit de Glinka. « Au nom sacré de l’empereur, continue le comte Feodor, je vous délie la langue pour tout ce qui sera utile au bien de la patrie ; je vous délie les mains jusqu’à concurrence de 300,000 roubles de dépenses extraordinaires. L’empereur vous charge d’une mission particulière