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de Rostoptchine contre Glinka, qui semblait vouloir lui disputer son rôle de tribun-publiciste. Mais de quelle façon étaient-ils populaires? Pour se rendre compte de la différence de leurs procédés, il faut les suivre au milieu de cette crise et comparer les souvenirs qu’ils nous ont laissés.

Tandis que Rostoptchine est parti pour la station la plus proche afin d’y recevoir l’empereur, Glinka continue sa promenade. Il veut, dit-il, « écouter la pensée du peuple, s’en inspirer pour un article dans le Messager russe. » Il se mêle aux groupes, prête l’oreille « à ces manifestations vivantes et pour ainsi dire spontanées de l’esprit public ; » mais, naïf comme il l’est, facile à l’émotion, prompt à l’entraînement, un peu badaud dans la respectable sincérité de ses sentimens, il passe bien vite du rôle d’observateur à celui d’acteur. La foule reconnaît Serge Nikolaévitch : « Allons, crient les moujiks, en avant! Dès que nous rencontrerons la calèche de l’empereur, nous l’enlèverons sur nos épaules. Et vous, continuent-ils en s’adressant à Glinka, conduisez-nous! » C’est lui maintenant qui est le chef de la bande ; il ne semble pas embarrassé de son rôle, il ne trouve pas ridicule de dételer la voiture du tsar. Il crie hourrah! comme les autres, et le voilà parti avec les hommes en touloupes, parmi leurs cris et leurs chants, confondu dans cette plèbe aux fortes émanations, baigné dans une atmosphère vraiment populaire, ayant pour sûr une larme d’attendrissement dans les yeux. Rostoptchine n’a pas l’enthousiasme aussi communicatif. Il sait conserver son autorité de gouverneur, ses dédains de grand seigneur, son ironie de misanthrope. Apprenant que Stein, le grand patriote prussien, est dans la suite de l’empereur, il donne l’ordre à la station de lui refuser poliment des chevaux, afin de retarder son arrivée à Moscou au moins de quelques heures : « J’agissais ainsi en vertu de cette idée bien enracinée chez moi que tous les étrangers sont nos ennemis, nos espions. » Mais il lui écrit en même temps une lettre fort aimable pour l’engager, « s’il veut voir un empereur adoré de son peuple, » à se rendre au Kremlin. Stein, comme Glinka, était un rival qui l’offusquait. L’empereur, pour éviter de trop vives manifestations, s’arrangea pour ne faire son entrée que pendant la nuit. « L’idée de dételer ses chevaux et de porter sa calèche, racontent les mémoires de Rostoptchine, était passée du peuple aux classes les plus élevées, et j’eus connaissance que beaucoup de personnes, même porteurs de cordons et de décorations, s’étaient rendues à la barrière et que, soit par un excès de zèle, soit aussi par sottise, elles comptaient faire le métier de quadrupèdes. » A la différence de Glinka, c’est toujours par leurs côtés ridicules que les choses lui apparaissent d’abord.