aïeul. A part ces courts extraits, on pouvait croire en effet que les mémoires de Rostoptchine, renfermés dans les archives russes, « n’en sortiraient jamais. » M. Popof les en a fait sortir. Dans Moscou en 1812, il en cite de longs passages qu’il soumet ensuite à une comparaison attentive avec les autres documens de l’époque. Son livre est, en somme, un commentaire continu des mémoires de Rostoptchine, dont la plus grande partie se trouve ainsi publiée. Est-ce à dire que le vœu formulé par M. de Ségur soit complètement exaucé? Non! M. Popof cite abondamment Rostoptchine, mais il le cite en russe; or toute traduction ne peut qu’affaiblir un tel texte : le style français du terrible comte est si original et si capricieux, si pittoresque et si hardi dans ses incorrections, relevé de tant d’expressions populaires, de mots aiguisés et de fortes images, qu’on peut le comparer sans témérité à celui d’un autre grand aristocrate, le duc de Saint-Simon. Moscou en 1812 est un livre ingénieux et plein de faits nouveaux; mais qu’une bonne édition française des mémoires du comte Feodor ferait bien notre affaire !
A quel moment Rostoptchine a-t-il rédigé ses mémoires? Son fils Alexis et son petit-fils M. de Ségur s’accordent en ce point que c’est onze années après la catastrophe, en 1823, dans une de ses maisons de campagne, relevée de ses ruines, que l’ennemi de Napoléon se prit à écrire cette histoire de Moscou pendant son gouvernement. À cette époque, tourmenté par les rhumatismes, décrépit, miné par toute une collection de maladies, plus misanthrope que jamais, sentant sa fin approcher (il devait mourir en 1826), il prit plaisir peut-être à se raconter à lui-même la période la plus mémorable de sa vie. C’est de cette même année 1823 que date aussi sa brochure intitulée la Vérité sur l’incendie de Moscou, qui causa aux contemporains un certain désenchantement. Ni cette Vérité, ni les mémoires ne doivent être consultés comme des documens indiscutables. Rostoptchine est resté jusqu’à son dernier soupir l’homme passionné, excessif, qu’on a déjà présenté au lecteur[1]. L’impartialité était chose incompatible avec sa nature même; après comme pendant l’action, il restait militant; toujours acteur, jamais historien; entier dans ses idées quand il en était possédé, il était prompt à en changer, mais sans s’apercevoir qu’il changeait, et toujours incapable d’entrer dans celles d’autrui. En sa vive imagination, les faits extérieurs se reflétaient fortement, mais avec toutes les déformations qu’on pouvait attendre d’une âme troublée et inquiète. Il n’y a qu’à regarder le remarquable portrait qu’on a de lui aux Archives principales de Moscou pour
- ↑ Voyez, dans la Revue du 15 février 1876 : le Comte Rostoptchine, d’après une correspondance nouvellement publiée.