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déclara ouvertement en leur faveur. Il lui semblait que ce fût assez pour le moment que des catholiques, exclus jusqu’alors des fonctions publiques, fussent appelés à des postes importans. Presque en même temps, le prélat entreprit en outre de faire supprimer par la cour de Rome un usage ancien auquel les Irlandais tenaient beaucoup. Lorsqu’un siège épiscopal devenait vacant, le clergé diocésain proposait lu scrutin trois candidats, dignus, dignior, dignissimus. Le docteur Cullen voulut faire reconnaître le droit absolu du saint-père à choisir les évêques sans réserve ni présentation. Ce qu’il y avait de libéraux dans le parti national s’émut de cette mesure rétrograde. Les sentimens religieux étaient encore si puissans d’ailleurs que la majeure partie du peuple ne pouvait faire autrement que d’obéir à l’impulsion des curés qui restaient soumis eux-mêmes à leurs évêques. Pour les partisans de la ligue, c’était un échec. Beaucoup se découragèrent. Le plus notable d’entre eux, Gavan Duffy, résolut de s’expatrier. Devenu membre des communes aux dernières élections, il avait voté la loi octroyant aux provinces de l’Australie un gouvernement local indépendant, le home rule qui était le rêve des patriotes irlandais. Ce fut là qu’il se rendit, ne prévoyant pas alors qu’il devait être quelques années plus tard premier ministre sous le régime de cette constitution coloniale aux débats de laquelle il avait pris part en Angleterre.

Sous un calme apparent, de 1855 à 1860, l’Irlande était dans une fâcheuse situation. Après tant d’épreuves, rien n’avait encore été fait pour remédier aux vices d’une mauvaise organisation sociale. Veut-on savoir par un exemple quelle était à cette époque la condition des paysans ? Un épisode raconté par M. Sullivan nous en donne la triste peinture. Le district de Glenveih, dans le comté montagneux de Donegal, au nord-ouest de l’île, est l’un des plus pittoresques de l’Irlande. La population, pauvre, frugale, endurcie par le travail et par le climat, subsistait, tant bien que mal, un peu par les produits de l’agriculture, mais surtout par l’élevage du bétail, sans presque se ressentir des agitations auxquelles étaient enclins les habitans des comtés plus civilisés. Les paysans vivaient en bonne intelligence avec les propriétaires du sol ; les ministres des différens cultes que leur profession appelait dans ces montagnes ne parlaient d’eux qu’avec sympathie. Certain jour, un M. Adair, d’une autre province, que le plaisir de la chasse avait attiré dans le Glenveih, s’en éprit à tel point qu’il résolut de s’y établir. En moins d’un an, il y acquit plusieurs grandes propriétés. Au bout de dix-huit mois, il était possesseur de 90 milles carrés. Ce n’était pas un homme hostile au menu peuple ; même il avait soutenu le candidat de la tenant league aux dernières élections ; mais il